On pourrait, une fois n’est pas coutume, prendre à la lettre le célèbre mot de Pétain selon lequel « la terre ne ment pas » et ajouter qu’il est alors de sa vérité d’être en effet accueillante, extraordinairement, à ce qui vient de l’étranger et des lointains. La France “terre d’accueil”, ce slogan purement idéologique et devenu aujourd’hui entièrement caduc pour ce qui est des mouvements humains ne trouverait à se vérifier que sur le plan botanique et ce que cela veut dire explicitement, c’est que les racines résultent d’un accord entre telle terre et telle plante, donc d’une occurrence et non d’une donnée inamovible. Si le paysage peut être décrit comme un certain phrasé, alors on peut prolonger la métaphore et considérer qu’il y a en lui une donnée lexicale ouverte et un ensemble, ouvert également, de possibilités syntaxiques. Le national (ou plutôt, en reprendant la notion déviée que l’on doit à Hölderlin, le nationel), dès lors, ce ne serait que l’ajointement performé d’un certain lexique et d’une puissance syntaxique, autrement dit d’une volonté d’articulation. Cette puissance peut être comparée à la fertilité : c’est dans la mesure même où elle est capable d’intégrer de nouveaux mots et de former avec eux des séquences inouïes qu’une syntaxe peut être considérée comme valide. Il ne s’agit pas, bien sûr, de se livrer à un essayage permanent qui irait totalement à l’encontre de ce qui est de toute manière assuré par une certaine force d’inertie de la langue – mais un paysage réussi, un paysage que l’on aime regarder, c’est justement un équilibre apaisé (et comme tel apaisant) entre une force d’inertie et une activité de renouvellement. Avec, bien entendu, des accents d’invariance (par exemple un lac en haute montagne) et, au contraire, des espaces où la variabilité est elle-même la donne – ce qui est le cas de la plupart des espaces agricoles (sauf ceux dits de culture permanent, comme la vigne et les vergers). On l’aura compris : ce que je cherche à faire surgir, tant avec l’espace all over des trajectoires animales qu’avec celui, rhizomatique, des déploiements végétaux, c’est de fournir des contre-exemples aux logiques de filiation et d’enracinement, c’est de dire, en quelque sorte, que le pays se dépayse de lui-même et que c’est ainsi, mystérieusement, qu’il devient ressemblant.
Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement, Le Seuil, pp.378/379
[Jean-Pascal Dubost]