Par Fabrice Descamps (*)
Venant d’une famille communiste, j’ai longtemps refusé que la moindre comparaison pût être entreprise entre le communisme et le nazisme. Un tel parallèle me révulsait.
Pourtant, quand on regarde les chiffres, force est de constater que le communisme fut au moins aussi meurtrier que le nazisme, si ce n’est plus comme en atteste le cas cambodgien. Je pense donc que les raisons qui me faisaient refuser cette comparaison étaient purement affectives. Je ne pouvais accepter l’idée que certains de mes parents fussent dans le « camp des méchants ».
En relisant un ouvrage remarquable de Raymond Boudon (1), je me suis souvenu tout à coup d’une affiche du NPA apposée sur les murs de nos villes lors de la dernière campagne présidentielle d’Olivier Besancenot. On pouvait y lire : « Nos vies valent mieux que leurs profits ». En y repensant, j’eus un déclic : je tenais là le ressort commun au communisme et au nazisme.
Quand le petit postier parle de « leurs profits », je suppose sans grand risque d’erreur qu’il fait allusion aux profits des capitalistes, catégorie sociale finalement assez vague et qui me comprend puisque j’ai un PEA dont je destine … le profit justement au financement des études de mes enfants.
Le message de l’affiche est assez clair : si la société dans laquelle nous vivons est injuste, c’est à cause d’ « eux ». Peu importe que ce « eux » reste très flou, je dirai même au contraire que ce « eux » doit rester flou car l’effet n’en est que plus évocateur et inquiétant; nous ne sommes pas heureux car « eux » ourdissent un complot qui nous prive de notre bonheur pour le seul profit de « leur » compte en banque. Le mal rôde, il avance dans l’ombre mais le NPA nous en protège comme Luke Skywalker protégeait la princesse Leia du côté obscur de la Force.
Notre société recèle encore maintes injustices, c’est indéniable. Mais le modèle de société que prône M. Besancenot, le communisme, produirait à coup sûr des injustices bien plus graves encore puisque ce système l’a déjà fait en URSS, en Chine du temps de Mao, au Cambodge sous Pol Pot et le fait encore à Cuba et en Corée du Nord. Le NPA nous demande donc de lâcher la proie pour l’ombre au nom d’une dénonciation fantasmatique du « complot capitaliste« .
Je n’ai aucune sympathie particulière pour les banquiers imbéciles qui ont créé les subprimes. Mais j’apprécie encore moins M. Besancenot car sa bêtise est bien plus dangereuse que celle qui règne chez Goldman-Sachs.
Une fois en effet qu’on s’est aperçu que le modèle de société qu’il propose – si tant est qu’il en propose vraiment un – est bien pire que celui qu’il dénonce, le seul charme qu’on puisse encore trouver aux thèses de M. Besancenot ne peut venir que d’une fascination pour les théories du complot. Le NPA ne dessine aucune alternative réelle et viable au système économique actuel. Son succès ne tient donc entier qu’à la véhémence de ses dénonciations et à sa manipulation de la colère et de la frustration des gens. Il invente un bouc émissaire commode comme exutoire à cette frustration, exactement de la même manière qu’Hitler avait trouvé dans les juifs une cible parfaite pour exploiter l’angoisse d’Allemands désespérés par la situation de la République de Weimar.
Il n’y a ni « complot juif » ni « complot capitaliste ». Mais quand les causes d’une crise sont trop complexes pour l’esprit du citoyen ordinaire puisqu’elles le sont déjà pour des Prix Nobel d’économie, les théories du complot sont l’outil idéal du démagogue. Comme le note fort justement le philosophe allemand Peter Sloterdijk, les théories du complot participent d’une utilisation cynique des « réserves de colère » de la population.
La logique paranoïaque des théories du complot fait que, quand vous adhérez à l’une d’entre elles, le monde est divisé en deux camps bien distincts, « eux » et « nous » pour reprendre la terminologie des affiches du NPA. De plus, le camp du « nous » est clairement défini; en font partie tous ceux qui partagent « notre » opinion, tandis que le camp du « eux » est au contraire forcément très vague et vaste. Y appartiennent d’abord ceux qui nient l’existence du complot : ils sont soit complices d’ »eux » par intérêt soit victimes dudit complot qui avance tellement masqué qu’on peut passer à côté sans le voir. Y participent enfin les cerveaux du complot dont l’identité doit obligatoirement rester floue sinon a) ce ne serait plus un complot, b) si leur identité était révélée, on s’apercevrait immédiatement que ce complot n’a jamais existé.
Les francs-maçons sont par exemple des candidats idoines pour une théorie du complot puisqu’ils taisent en général leur appartenance aux associations maçonniques.
Cela explique aussi pourquoi les partisans d’une théorie du complot haïssent ceux qui en défendent une autre. En effet, si vous ne soutenez pas « notre » théorie du complot, c’est que vous êtes avec « eux » et que votre propre théorie du complot est un écran de fumée qui masque le vrai complot au plus grand bénéfice de celui-ci. On comprend dès lors la haine inexpiable que se vouaient communistes et nazis mais aussi les conversions spectaculaires qui virent passer certains militants d’un camp à l’autre, comme Joseph Goebbels, puisque la logique de ces théories est la même et que leurs contenus sont interchangeables voire, à la limite, indifférents.
Les injustices persistantes dans le monde et la vie, en général, sont une source constante de frustrations. Les théories du complot offrent à ceux qui y adhèrent des explications simplistes à leur mal-être et l’espoir de pouvoir en supprimer très facilement la cause. Il est toujours tentant de succomber à leur charme vénéneux quand on est un esprit faible ou de l’utiliser quand on est un cynique (2).
(1) Pourquoi les intellectuels n’aiment pas le libéralisme, chez Odile Jacob.
(2) Je croyais jusqu’à peu que Hitler était un antisémite convaincu et fanatique, ce que semblait démontrer sa volonté de poursuivre l’extermination des juifs y compris dans les phases de la guerre où cette extermination mobilisait beaucoup de soldats qui auraient été plus utiles au front. Or la lecture récente d’un ouvrage passionnant, Dans la bibliothèque privée d’Hitler de Timothy Ryback, m’a fait douter de cette opinion. L’auteur tend à y démontrer qu’Hitler n’était pas viscéralement antisémite avant 1923-1924, soit bien après sa mainmise sur le parti nazi, comme le confirmerait la chronologie de ses achats de livres. Il aurait simplement vu dans l’antisémitisme un fort potentiel de manipulation des masses. Si cela est exact, alors l’extermination systématique des juifs n’aurait été pour le régime qu’un simple moyen de consolider son pouvoir en justifiant son propre discours (ce que suggère aussi l’attitude d’un Goering qui n’était pas antisémite mais a soutenu la Endlösung par goût du pouvoir et de l’argent). En effet, en exterminant radicalement ces populations au moment où sa domination militaire était ébranlée et donc le doute pouvait s’installer quant à l’utilité d’un régime nazi pour l’Allemagne, il aurait ainsi démontré au peuple allemand que le danger posé par les juifs n’était pas imaginaire mais bel et bien réel puisque le Reich était prêt à tout, y compris aux pires atrocités, pour en protéger les Allemands. La thèse est osée et dérangeante mais elle est hélas plausible. Reste qu’Hitler a pu aussi ne pas être antisémite avant 1923 mais se laisser ensuite intoxiquer par ses lectures. Le mystère demeure entier.
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(*) Fabrice Descamps est un enseignant qui publie sur son blog des chroniques sur l’utilitarisme, le réalisme moral, la philosophie analytique et le libéralisme.
Article publié avec son aimable autorisation.