Paper-thin character disappears in thin air ! - Robert Coover - John's Wife (Simon & Schuster) par François Monti
Par Fric Frac Club
Robert Coover a terminé il y a quelques temps l'écriture d'une suite de son premier roman, The Origin of the Brunists. L'énorme manuscrit – plus de mille pages – fait, dit-on, le tour des éditeurs américains et a le plus grand mal à trouver preneur. Noir, son texte précédent, avait d'abord été publié en France ; on nous avait alors expliqué que l'auteur comptait ainsi rendre hommage au pays où était né ce qui allait devenir un genre essentiel de la culture US mais on peut légitimement se demander si ce roman, bien plus court, n'avait pas déjà connu les affres du refus infini. Contrairement à John Barth, dont le déclin commercial correspond à un déclin artistique, le sort est dur avec Coover : tous ses livres ne sont pas des chefs-d'œuvre – son projet, s'il y en a un, n'étant pas de transformer chaque titre en Grand Roman Américain – mais sa carrière n'a jamais connu de traversée du désert créatif. Et puisqu'on mentionne le monstre lochnessien du GRA, n'hésitons pas à l'affirmer : Coover, Bob de son petit nom, a pour lui trois livres qui peuvent prétendre au trône littéraire étatsunien – et en plus dans des styles assez différents. Le premier candidat est sans doute le plus évident : Le bûcher de Times Square (titre un poil moins féroce que l'original Public Burning, miroir peut-être d'une autre francisation mollassonne – L'incendie de Los Angeles de Nathanaël West), implacable – et hilarante – analyse de l'Amérique de McCarthy à Nixon. Bien évidemment, on recrute par palettes entières les auteurs réalistes sensés nous fournir le GRA politique ; il nous semble pourtant évident que c'est le fabuliste – gasp, horreur – postmoderne de Brown Univesity qui est le plus proche du smoking gun aussi connu sous le nom de Yes, I could (and did). Le second est Gérald reçoit (Gerald's Party, il se murmure que la perte du possessif en VF n'a pas vraiment été du goût de Coover), petit préféré de l'auteur lui-même qui vient d'en fêter en grande pompe vinicole les 25 ans. Moins accessible (c'est possible !) que le fameux « bûcher », la fête à Gérald est un GRA catégorie gigogne verbale. Théâtre de la mort et du sexe, pyrotechnie textuelle comprise, il s'agit probablement, au niveau de la phrase, d'une des plus grands travaux de Coover – sans aucun doute un des tout grands stylistes du XXe siècle américain. Et le troisième est donc John's Wife (La femme de John, possessif inclus, merci le Hoepf'), dernier Coover à avoir bénéficié des largesses d'une major américaine.
Pour Coover, le possessif soulignait le lien entre les deux romans. Ils partagent, c'est vrai, une véritable complexité de la structure – dans John's Wife, on a l'impression que chaque paragraphe est un hyperlien vers un autre temps, un autre moment, un autre personnage et on opère des allers retours incessants d'une époque à une autre. Mais si Gerald's party présentait, en plus d'un portrait d'une certaine misère sexuelle post-libération, une parodie de procédure policière et un travail sur la dramaturgie qui plaçait clairement le roman dans une œuvre presque entièrement consacrée aux mythes et aux techniques de narrations, John's Wife s'en démarque quelque peu. Ici, il y a beaucoup de cul mais pas de cendrillon de bas-quartiers, de cowboy dézingueur, d'Oncle Sam sodomite ou de miteux privé en gabardine miteuse… John's Wife nous plonge dans la suburbia de la prairie, décor peu mystifiant et, a priori, dépourvu de grands récits à démonter.
Tout le monde aime et convoite la femme de John, sauf John qui convoite et possède toutes les femmes sauf la sienne. Et qui convoite et possède tout ce qu'il est possible de s'approprier dans sa petite ville et au-delà. John's Wife est donc, en première lecture, le portrait caustique, ironique, souvent féroce d'une de ces petites communautés idylliques américaines. En fait, Coover n'envahit pas le terrain des frères Grimm ou de Chandler : il s'empare de celui de Yates et d'Updike. Et, pour une fois, il ne s'agit ni de pervertir un texte-source ni de parodier un style ou un genre littéraire ; Coover ne démonte pas : il écrit son roman du mal-être et de l'endogamie suburbaine. On y retrouve bien sûr les figures étranges de la galerie des portraits cooveriens – ce qui nous éloigne évidemment du « réalisme » : un photographe peeping tom, une adolescente détraquée, une femme qui se fait géante et menace de godzillifier la ville… Mais la figure la plus étrange est peut-être celle de cette fameuse femme de John dont on ne connaîtra pas le véritable nom. Authentique centre de l'histoire, on ne la verra pourtant jamais. Elle est toujours là sans être là, apparition miraculeuse, gentille, mère parfaite, Sainte Thérèse de Calcutta mais personne n'est capable de la décrire. Même notre photographe voyeur dont le seul désir, la seule impulsion vitale est de la poursuivre et de la prendre (sans doute dans tous les sens du terme) sous tous les angles n'obtient jamais un cliché sur lesquels vraiment discerner ses traits. Pire : elle perd peu à peu sa substance physique, devient transparente avant de disparaître pour de bon en plein roman. Version littérale et littéraire de toutes les angoisses et de tous les asservissements de la femme potiche ou pas tant que ça d'une certaine époque et d'un certain milieu, la femme de John est un des plus beaux personnages qui n'existe pas ; image passée aux rayons X d'April Wheeler et de Betty Draper. John, quant à lui, ne voit pas non plus sa femme disparaître : il ne l'a jamais vue, l'absence de persistance de sa figure n'a de quoi le perturber. Il continue son négoce, obtient toujours plus de terrains, toujours plus d'allégeances. En montrant les petites affaires entre amis, les relations troubles entre niveaux de pouvoir (politique, judiciaire, policier, médiatique, financier, spirituel, éducatif : aucun ne s'en tire bien), Coover propose, sans le savoir, une sorte de background historique sur lequel le lecteur pourra apposer son propre contexte, qu'il soit espagnol ou irlandais… Délitement social, disparition du sens commun et de l'intérêt communautaire, John's wife est sans aucun doute le roman le plus directement politique de l'auteur depuis The public burning.
Il va sans dire que les critiques que certains ne cessent de faire à Coover et aux auteurs de ce genre peuvent être ressorties ici. On nous parlera de caricature, de logorrhée, de pauvreté psychologique, de jeu excessif, de manque de réalisme. A mon sens, une lecture attentive de John's wife répond à toutes ces remarques et les envoie valdinguer dans le bac à ordure qu'elles n'auraient jamais dû quitter. Vous me permettrez de ne pas parler ici du réalisme – je l'ai déjà fait assez souvent dans d'autres articles – si ce n'est pour rappeler que lorsque de soi-disant bons lecteurs utilisent ce mot, il le font souvent sans trop se rendre compte qu'ils utilisent une convention littéraire, un genre au même titre que le fantastique, et à peu près aussi éloignée de la « réalité » décrite que la sci-fi l'est de la science. Le réalisme en fiction n'a pas grand-chose avoir avec la réalité. Il est par contre bien plus urgent de tordre le cou à cette obsession, ce blocage au stade anal du « bon » lecteur, qui le pousse à demander à cor et à cri de « vrais » personnages. Des personnages de chair et de sang, qui vivent et respirent, c'est ce qu'il nous faut ! Identification, besoin indéniable et inaliénable du lecteur qui prend la littérature pour un manuel de self-help, là pour t'expliquer comment mieux vivre, comment comprendre la noirceur du monde, comment communiquer avec tes semblables, comment lire ton présent, comment mieux baiser et, sans doute, comment mieux gagner ta vie. La femme de John n'a même pas l'épaisseur d'une volute de fumée, elle s'évanouit sans jamais avoir été, c'est l'exemple idéal de ce personnage sans profondeur, sans philosophie, sans psychologie, sans fonctions biologiques. Et pourtant, son sens, sa signification est d'un poids et d'une valeur que jamais n'auront les créations d'encre et de papier préférées des sarkozystes littéraires – cette masse pourtant bien éduquée qui, comme l'autre prétendait parler pour la France d'en bas ou la France qui se lève tôt, ne cessent de bramer pour des personnages et des situations réelles, qui nous parlent, qui puissent s'intégrer dans ce fameux roman éducatif et moraliste qu'ils prétendent ne pas vouloir lire alors que toutes leurs critiques ne font que le légitimer. Anti-intellectualisme et référence à une réalité inexistante, la bien-pensance littéraire, même lorsqu'elle se revêt de ses badges Princesse de Clèves, arpente dans son petit monde des lettres les mêmes chemins que le président du big bad world out there. À les lire, on croirait que la littérature française est dominée par l'école Minuit et l'américaine par les petits-enfants de la Sainte Trinité Barth Gass Pynchon. Malheureusement, ce qui domine, ce sont ces réactionnaires (et Dieu sait qu'ils sont autant de gauche que de droite) qui ne réagissent paradoxalement contre rien car ce qu'ils défendent n'est autre que ce qui est là, encensé par tous – de l'académie au marché – depuis plus d'un siècle. John's wife est là pour rappeler à tous l'inanité d'une conception de la littérature qui n'aurait dû être qu'une parenthèse mais qui s'est malheureusement installée durablement. John's wife démontre la validité d'une tradition ancienne, celle présentée par Steven Moore dans son brillant traité. Il suffit de le lire pour s'en rendre compte, mais encore faut-il savoir.
Si vous entendez parler de Grand Roman Politique Américain, répondez Le bûcher de Times Square. Si vous entendez Richard Yates, répondez John's wife. Soutenez Robert Coover, membre émérite d'une espèce en voie de disparition.