À la découverte d'un roman global, le lecteur peut être tenté d'appréhender l'ouvrage à l'aune de ses préoccupations du moment. Puisque le récit fait apparaître toutes les contradictions d'une société, il est naturel que l'on entre dans l'histoire à l'aide de sa propre grille de lecture. Petit frère, d'Éric Zemmour, ne traite bien sûr que secondairement de l'impasse de la jeunesse française, mais les interrogations que celle-ci suscite en moi en ce moment y ont trouvé un écho certain. Mettant en scène un intellectuel médiatique juif, né au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ayant pris part à toutes les " révolutions " du dernier demi-siècle, de Mai 68 à l'" antiracisme ", Zemmour résume avec humour ce blocage de la jeunesse de France, qu'il explique par la toute-puissance des baby-boomers dans la société française :
Les baby-boomers sont vraiment les rois du XXe siècle. Ils ont tiré tout ce qui bougeait quand ils avaient vingt ans, ils ont pris la place de la génération des authentiques résistants en les traitant de fascistes, s'en sont mis plein les fouilles et, arrivés à la soixantaine, ils se débarrassent des jeunes cons en leur filant des diplômes au rabais et des boulots précaires, ils gardent tout le pognon pour eux et baisent donc les jeunes tendrons qui refusent de se faire sauter par des gars de leur âge qui n'ont pas un sou, aucun espoir d'en avoir avant longtemps, et qui n'osent pas tirer un coup de peur de faire de la peine à leur copine. Ah, comment vous dites déjà, les jeunes ? Trop forts, les vieux ! Et trop cons, les jeunes, oui !
(pp. 78-79)
Je n'ai bien évidemment pas lu Petit frère pour y trouver un miroir de mes réflexions sur la jeunesse française, mais la lucidité de l'auteur sur un sujet qui, a priori, ne le concerne pas, m'a agréablement surpris. Pour le reste, je savais ce que j'allais trouver dans le roman. J'ai également pu vérifier les qualités de plume de Zemmour, une nouvelle fois. Apparemment, l'auteur est conscient du fait qu'il écrit bien, et en abuse : si l'usage du verbe " celer " est louable -pourquoi est-il tombé en désuétude alors que son contraire, " déceler ", est d'usage courant ?-, il est trop fréquent dans le livre pour qu'on ne puisse suspecter M. Zemmour de quelque pédantisme (ou de pédanterie, c'est selon). L'auteur n'aurait pas flétri la langue française qu'il aime tant en employant le verbe " cacher ". Mais cela n'est pas primordial.
Que nous raconte Petit frère ? L'assassinat d'un jeune Juif, en 2003, par son ami d'enfance, musulman, en plein Paris. Un fait divers, dont le caractère antisémite avéré avait été étouffé par les médias à l'époque. L'un des protagonistes, Pierre Gaspard, ministre fictif de l'Intérieur sous Chirac, demande à son ami, le héros susmentionné dont on ne connaîtra jamais le nom au cours de l'histoire, de faire une enquête discrète, et de veiller à ce que le drame ne soit pas ébruité. Cette plongée dans un univers qu'il idéalisait, conjuguée à la crise existentielle qu'il traverse, va le conduire à revenir sur nombre de ses convictions, de ses certitudes, sur l'immigration, l'intégration, le " multiculturalisme " censé affranchir les communautés culturelles de la tutelle de la France, laquelle laisse la place aux déchirements intercommunautaires dont le jeune Juif Simon est la victime expiatoire.
Le style, enlevé, et le lexique employé, très riche, feraient presque oublier au lecteur qu'Éric Zemmour, qui semble faire office d'éclaireur du héros, est avant tout un journaliste politique. Et que, comme tel, il exprime avant tout des idées, loin de se contenter de décrire la tragédie. Au chapitre des idées originales développées par l'auteur, notons celle-ci : l'avènement du " citoyen du monde ", que Zemmour dénonce, constituerait la revanche du nomadisme sur la sédentarité. " Qu'est-ce que ce "citoyen du monde", sinon la revanche venue du tréfonds des âges des nomades sur les sédentaires, qui les ont soumis il y a plusieurs milliers d'années ? Nous n'en avions pas bien conscience alors. Nous ne devinions pas que ce nomadisme idéologique, ce cosmopolitisme de pacotille servait les intérêts des forces capitalistes de la dérégulation, qu'on n'appelait pas encore mondialisation. Certains d'entre nous allaient en tirer un profit colossal. " (p. 216) Ajoutons que nombre de personnalités de gauche se sont laissées prendre au jeu du cosmopolitisme, tout en dénonçant les États-Unis d'Amérique, alors que le modèle multiculturel dont elles vantaient les mérites provient précisément d'Amérique du Nord et qu'il constitue le " cheval de Troie " de la culture anglo-saxonne en France. D'où l'expression amère employée par Éric Zemmour d'" idiots utiles de l'Amérique " pour les qualifier.
Autre remarque intéressante, sur l'obstination de l'extrême-gauche et d'une bonne partie de la gauche à défendre l'immigration de masse, même lorsque celle-ci est clandestine : " Parfois je cherchais la cohérence de notre action. Celle du ressentiment historique peut-être. Nous n'avions pas pardonné aux ouvriers français d'avoir préféré en Mai 68 des augmentations salariales à la Révolution, leurs médiocres congés payés dans leurs minables Renault 4 plutôt que le Grand Soir. Nous avions pris au pied de la lettre les conseils ironiques de Bertolt Brecht qui avait proclamé : "Le peuple refuse le communisme ? Il faut dissoudre le peuple." Nous avions dissous le peuple français. Il avait été submergé par la vague innombrable et inépuisable des nouveaux damnés de la terre. Parce que nous avions échoué à changer l'homme, nous avions changé les hommes. " (p.237) Changer les hommes... projet totalitaire dont je ne suis pas sûr qu'il ait été consciemment conçu dans l'esprit des laudateurs de l'immigration de peuplement. Reste que la substitution ethnique et culturelle induite par l'immigration, et que Zemmour décrit par le changement des noms sur les boîtes aux lettres de l'immeuble, devrait au moins conduire à se questionner.
Mais l'auteur ne se limite pas à éclairer le récit par des digressions du héros. L'évolution des personnages elle-même est éloquente. Alors que Pierre Gaspard, le gaulliste historique, prône dans les années 80 une politique de fermeté, défendant le modèle assimilationniste d'intégration, il cède à tous les communautarismes à partir des années 90. Un parcours qui n'est pas sans rappeler celui de Jacques Chirac.
Derrière le héros, qui passe de l'antiracisme béat et irresponsable à l'effroi devant le travail de sape des réseaux mafieux et des prédicateurs religieux dans les quartiers, on peut aussi deviner l'esquisse d'un intellectuel comme Alain Fikielkraut.
Davantage que ce dernier, Zemmour amorce une critique du sionisme, qui, fondant en grande partie sa légitimité sur l'Holocauste, a enfermé les Français juifs dans leur identité religieuse, et a ouvert ce qu'il appelle la " concurrence victimaire ". L'auteur rappelle par exemple que lors du rapatriement d'Algérie, les Juifs ont choisi la France, et non Israël. Cette figure du Juif pied-noir, Français patriote jusqu'au chauvinisme, est incarnée, avec la nostalgie manifeste de Zemmour, par Jacques Mimoun, le grand-père maternel de la victime, qui s'offusque par exemple que l'hymne israélien retentisse lors de la bar mitzvah de son petit-fils, le frère aîné de Simon, Serge.
Parallèlement à cette " communautarisation " des Juifs de France, Zemmour décrit la réislamisation des immigrés d'origine maghrébine et africaine. Alors que, dans les années 80, l'identité française constitue un socle suffisant pour permettre la vie commune des Maghrébins et des Juifs, ce double processus, qui s'appuie notamment sur le délitement du sentiment national, va provoquer le repli, puis l'affrontement, des communautés, jusqu'au drame final. Lors de l'enterrement de Simon, qui constitue le chapitre dernier du roman, le héros, pris de culpabilité, réinterprète une sentence tirée du Talmud dans le sermon du rabbin : " Celui qui fait preuve de miséricorde envers le cruel se conduira bientôt avec cruauté avec le miséricordieux. "
Je tardai à en saisir le sens; mais finis par me sentir visé [...] Je traduisis ainsi l'ellipse talmudique : vous avez été laxistes au nom d'un humanisme dévoyé; vous avez fait l'éloge du multiculturalisme, du métissage, du dialogue des civilisations, vous avez paradé sur les plateaux de télévision, puis vous êtes retournés dans vos ghettos dorés et protégés, tandis que ceux qui étaient condamnés à vivre ensemble, ou plutôt côte à côte, enfermés dans leurs identités séculaires, s'étripaient, s'entre-égorgeaient. Des innocents payaient le prix du sang à votre place. Regardez vos mains.
Faut-il conclure avec Zemmour que l'" antiracisme " a du sang sur les mains ? Je me garderai d'émettre un avis en l'occurence, non qu'il ne puisse en être formulé un, mais la complexité des phénomènes en cause impose une certaine réserve dans le propos.
Qu'on ne fasse pas le procès à Petit frère, en revanche, d'" attiser " les conflits ethniques, dont il faut être sourd et aveugle aux nombreux avertissements offerts par l'actualité pour nier qu'ils existent. Que l'on pense à l'Affaire Halimi -ou plutôt l'Affaire Fofana- pour s'en convaincre. Si l'on faisait ce mauvais procès à Zemmour, celui-ci serait en droit de répondre, comme Zola le fit aux critiques de L'Assommoir qui lui reprochaient de faire de la pornographie : " J' ai montré des plaies... Je laisse au législateur le soin de trouver les remèdes. "
Roman Bernard