Les émeutes du 7 mai entre coptes et salafistes et les arrestations de manifestants du 26 mai ont reporté l’attention sur l’Egypte, en démontrant que la reconstruction et la pacification du pays après la chute de Moubarak sont encore un objectif lointain : l’instabilité sociale est encore forte, fille d’un gouvernement faible et d’une situation économique dégradée où les extrémistes religieux et les partisans de l’ancien régime veulent imposer leur marque sur la nouvelle Egypte encore en train de naître. Les risques d’une infiltration des factions religieuses extrémistes dans la politique à coté d’un Etat qui va devenir de plus en plus autoritaire sont très graves.
Les émeutes de la nuit du 7 et 8 mai dernier nous ont donné des signaux intéressants sur cette tendance. Une centaine de salafistes se sont groupés autour de l’église de St. Mina au Caire, suspectant que les chrétiens tenaient prisonnière une jeune femme copte qui voulait se convertir à l’Islam. Les tensions se sont transformées rapidement en émeutes, avec 9 morts confirmés. Beaucoup de gens ont souligné la lenteur et le laxisme des autorités, et blogueurs et analystes s’accordent sur le fait que les extrémistes religieux et les partisans de l’ancien gouvernement sont d’une certaine manière en train de collaborer pour créer des divisions entre la population égyptienne et pour « ramener un régime fort au pouvoir ».
Le 26 mai a vu recommencer les tensions entre autorité et manifestants, comme si le « cher » Moubarak était encore au pouvoir : trois manifestants de la « Coalition des jeunes pour la révolution » ont été arrêtés tandis qu’ils allaient coller des affiches pour inviter la population à participer à la manifestation du 27 mai. Il est intéressant de noter que les Frères Musulmans se sont éloignés des manifestants, en déclarant leur « étonnement et préoccupation, car il n’y a rien contre quoi manifester ». Durant la manifestation du 27 mai à la Place Tahrir, qui a vu la participation de plus de 20.000 personnes, les manifestants demandaient la formation d’un conseil constitutionnel pour faire sortir le pays de cette impasse, ainsi que la justice pour les victimes de la répression politique. Les Frères Musulmans et les salafistes ont décidé de ne pas participer ; de même les militaires, qui ont préféré rester extérieurs à l’événement pour « éviter un conflit armé avec les autres participants ».
Il est intéressant de voir comment les Frères se sont déplacés sur l’échiquier politique, d’une position antigouvernementale durant l’ère Moubarak à une position pro-gouvernementale avec le régime actuel.
Après la chute du Rais, ils voient en effet ouverte une nouvelle possibilité d’arriver au pouvoir. Pour sortir de leur image fondamentaliste – et surtout pour tourner l’interdiction de former des partis politiques à base religieuse – les Frères ont fondé le 30 avril dernier « Liberté et Justice », leur nouveau parti. Il est important de voir comment les Frères se sont approprié les deux mots qui ont caractérisé les slogans de la révolte anti-Moubarak, même si leur groupe a joué un rôle minime dans les manifestations à l’époque. Les Frères sont sûrs d’avoir un pourcentage de soutien supérieur aux 50%, mais cela doit encore être démontré. Il faut aussi réfléchir à leurs propositions pour les prochaines élections : l’instauration de la charia et l’abolition du traité de paix avec Israël sont parmi le points saillants de leur programme.
Il sera important aussi de suivre leurs relations avec les autres courants islamiques : les Frères ont déjà obtenu la « consécration » par Al-Azhar et il faudra voir dans quelle mesure leur ligne d’extrémisme caché réussira à leur donner de consensus dans toute la population.
En même temps, des voix confidentielles rapportent que les Coptes aussi sont en train de prendre d’assaut la vie politique avec un parti propre, porte-parole de leurs intérêts au sein du Parlement. Même si cela se pouvait se concrétiser dans une réponse aux intentions des extrémistes musulmans, un parti copte ouvrirait le risque de la construction d’un double conflit, en déplaçant la dispute des rues au Parlement. Il faut tenir compte aussi du fait que la communauté Copte va se diviser en deux : entre les soutiens au Pope – qui conseille un comportement plus « passif » – et une partie activiste.
De son coté, l’État des militaires ne représente pas l’autorité de « liberté » désirée par les manifestants. Les cas d’abus et de répression par la police ont été nombreux même après la révolution : en particulier l’affaire devenue célèbre des contrôles forcés de virginité sur les manifestantes. La police a agi encore le 31 mai, avec l’arrestation du blogueur et journaliste Hossam el Hamalawi, pour contrôler les preuves qu’il avait dans sa dénonciation des autorités. Les autorités cherchent donc à faire taire les libres penseurs mais en même temps ne font rien pour limiter la propagande musulmane extrémiste. Ensuite, les autorités et l’armée ont organisé une rencontre publique avec les représentants des manifestants, mais qui s’est malheureusement révélée être un insuccès total : les autorités voulaient seulement obtenir une autre chance d’imposer leur volonté contre le peuple, aboutissant ainsi à accroître encore davantage les tensions.
On voit ainsi que l’Egypte risque de tomber encore une fois dans une situation de despotisme politique, et en plus cette fois-ci, le risque de politisation de la religion rend le cadre encore davantage dangereux pour la condition de liberté des citoyens. Le gouvernement militaire d’un coté et les extrémismes religieux d’un autre vont diviser le pays et l’éloigner des tendances libérales inspiratrices de la révolution. Le peuple doit combattre en premier lieu contre les extrémismes qui veulent profiter de la situation, et empêcher ensuite la création d’un lien fort entre extrémistes et État.
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