Si le vendredi, on fait grâce à Zizek « Philo + Panda », le dimanche, on va plutôt faire Philo + Dinde. D’abord parce que c’est ce que je vais préparer à manger ce midi, dans un délicieux rôti, et aussi parce que je vais vous en présenter une en vidéo.
Pour réussir un bon rôti de dinde, il vous faut partir d’une matière noble, quelque chose qui ne laisse pas place à l’approximation ; côté rôti, on ira choisir chez son boucher/charcutier un bon morceau joliment préparé. Côté dinde, on pourra prendre un sujet général qui pourra nous expliquer comment réussir son épreuve de philosophie.
Ici, vous aurez soin de placer votre rôti dans un plat, après l’avoir salé et poivré. Vous pourrez couper quelques échalotes réparties dans le plat autour du morceau de volaille. Certains ajoutent une ou deux branches de thym.
Pour la philo, c’est la saison, que voulez-vous. Au début du mois de juin, on a bien du mal à échapper à ces articles de presse un peu convenus nous relatant les sueurs froides de Kevin devant sa feuille blanche. Et en parallèle de ces articles, on doit aussi supporter les éternels conseils qui permettent sinon d’atteindre le nirvana philosophique, mais tout au moins une note un peu supérieure à la moyenne.
Magie d’internet : il existe à présent des petites vidéos qui permettent de détailler ces conseils. C’est au détour de ces vidéos que je suis tombé sur ma dinde. Voici la vidéo.
On comprend d’emblée que le rôti s’imposait de lui-même ce dimanche.
Tout part d’une question somme toute légitime : puisqu’on sait que les sujets dits « politiques » en philosophie sont réputés glissants, quels sont les bons conseils pour éviter une taule retentissante ?
La vidéo dure trois minutes, générique compris. On s’en doute, en trois minutes, il est difficile de faire extensif, précis et détaillé. Notre animal va donc se concentrer immédiatement sur les éléments saillants et en venir au fait : oui, les sujets politiques en philo sont casse-gueule, mais il existe une méthode simple, finalement, pour éviter les chausses-trappes.
Imaginons ainsi que vous avez un avis différent du correcteur. Celui-ci peut-il vous en tenir rigueur lors de sa correction ? Non, absolument pas, qu’allez-vous imaginer là, puisque vous serez jugé sur votre niveau d’écriture, votre argumentation, et si vos positions sont recevables, le professeur vous corrigera selon des critères formels, voyons !
Bon.
Mais (car il y a un « mais », version éléphantesque) il faudrait voir à ne pas pousser le bouchon trop loin non plus. Vous pourriez vous exposer à de graves déconvenues si vous aviez des positions insoutenables, ce qui est expliqué vers 1:10 dans la petite vidéo.
Et par « positions insoutenables », mille exemples se bousculent dans ma tête : défendre l’eugénisme, adouber la torture pour des raisons futiles, trouver le lancer de nains rigolo ou la cuisson des endives au four légitime. Avec de telles positions, il ne faut pas s’étonner de se prendre une volée en correction.
Cependant, ce ne sont pas les exemples qui déboulent. Non, pour notre correctrice, une position insoutenable qui lui vient immédiatement en tête, c’est affirmer qu’ « on n’a absolument pas besoin de l’Etat, ce serait mieux si chacun n’en faisait qu’à sa tête. »
Fraônce in a nutshell.
En gros, notre correctrice est en train de nous expliquer que Spooner, Proudhon, Bakounine, Stirner, Molinari, Friedman, Block, tous tenants de différentes formes d’anarchisme et qui ont tous réfléchi très sérieusement au problème, toutes ces personnalités … ont des positions absurdes.
Ici, j’ai donc fait un petit bond en entendant cette affirmation. Profitant de ma poussée, j’ai été retourner mon rôti, pour que chaque côté soit correctement cuit. On peut l’arroser légèrement, ou, mieux encore, le recouvrir d’une feuille d’alu pour qu’il ne se dessèche pas.
On pourrait croire à un exemple sorti du chapeau, juste histoire de dire. Mais non, l’éléphantesque « mais » continue de grossir au fur et à mesure que la vidéo déroule : évoquant un sujet de philo précédemment posé, notre correctrice continue sa charge ; « Doit-on tout attendre de l’Etat ? » est ainsi rapidement réglé :
L’élève qui va répondre « non, absolument pas, l’individu doit se prendre en charge, ce n’est pas à l’Etat de nous garantir un travail, la sécurité, la sécurité sociale, … », bref, si vous défendez une thèse ultra-libérale c’est un peu une provocation.
Voilà. Être libéral, c’est une provocation. C’est même faire preuve de mauvais-goût : on commence comme ça, et on se retrouve à réfléchir ! Heureusement, la correctrice nous rassure : « C’est un exemple, hein. »
Oui. On se doute qu’il ne viendrait pas à l’idée de grand-monde de tenir des positions aussi absurdes qui entraînent naturellement la giroflée à cinq pétales dans la boîte à sucettes de tout ado revêche qui viendrait sortir à son respectable géniteur, bourru mais attaché aux vraies valeurs, « Papa, je suis libéral ! »
Non mais.
Nous sommes à 2 minutes de vidéos, et on se dit qu’à ce point, on a déjà pas mal pilonné toute tentative de réflexion hors-norme. Ça devrait se calmer.
Ben non : l’exemple suivant continue dans la droite ligne du « mais » éléphantesque de tout à l’heure. Cette fois-ci, « doit-on critiquer la démocratie ? » est l’exemple choisi. Et bien évidemment, si l’élève impudent (et imprudent) répond « oui » en proposant d’expliquer en quoi la monarchie est bien meilleure, eh bien il prend « quelques risques tout de même« .
C’est tout de même gênant qu’une correctrice de philo oppose ainsi monarchie et démocratie. Les Anglais, les Belges, les Espagnols et bien d’autres encore seront ravis d’apprendre qu’en France, la monarchie est vue comme incompatible avec la démocratie, et que cette dernière est l’horizon indépassable du philosophe de Terminale.
A contrario, la correctrice continue en nous expliquant que l’autre position, qui consiste à idolâtrer cette démocratie si particulière, n’est pas un choix beaucoup plus judicieux : la démocratie ne serait pas un régime parfait.
Autrement dit, ce qu’il faut absolument éviter, dans une copie de philo, c’est tout ce qui peut s’apparenter à une position tranchée et claire. La bonne méthode, outre l’habituel découpage « Thèse Antithèse Fouthèse », consiste donc à rester dans la partie molle de la réflexion : surtout, ne pas faire de vagues, ne pas exprimer une position qui n’est pas reconnue officiellement dans la doxa de l’Education Nationale.
Encore une fois, on assiste ici à une véritable censure soft, où l’élève devra montrer non pas sa capacité à aligner un raisonnement construit, étayé et argumenté, mais simplement à recracher une suite de poncifs aussi modérés que possibles, ménageant la chèvre, le chou, la crémière et son sourire. Et s’il dévie des canons standardisés de la mollesse républicaine, s’il n’ouvre pas tout grand le robinet à eau tiède d’une pensée savamment encadrée, plaf, son correcteur l’étrillera.
Le rôti est bientôt prêt. Un délicieux fumet envahit la cuisine. Il faudra faire attention, parce que de délicieux à trop cuit ou cramé, il n’y a que quelques minutes d’écart, finalement. On défourne la volaille et on va pouvoir la servir avec d’aimables petits légumes pas bio (je tiens à ma santé).
Pour la correction philosophique, la réalité est, pour l’heure, heureusement un peu plus nuancée que ne le ferait croire notre correctrice de Prisunic : certains correcteurs n’hésitent pas à faire leur travail consciencieusement, et laisser ainsi des élèves un peu fous exprimer leur ultra-libéralisme scandaleux sans pour autant descendre leur copie.
Mais ce genre de vidéos, expliquant en substance qu’il ne faut surtout pas sortir des sentiers battus, est une parfaite illustration de la gangrène qui ronge le pays : on ne veut plus de gens qui pensent, on veut des gens qui font ce qu’on leur dit.
Et si tout le monde fait ça, c’est comme pour le rôti, on est cuit.