27 mai, Pontevedra. « Les images sont des poubelles », commente à un moment le personnage de cinéaste que Wim Wenders met en scène dans le film qu’il a consacré à Lisbonne quand la ville était capitale européenne de la culture. Tandis que Manoel de Oliveira, toujours dans « Lisbon Story », s’agite comme un Charlot portugais, tente de cadrer une image absente, et exprime, avant de s’éloigner en sautillant, toutes les contradictions du créateur : « La seule vérité c’est la mémoire, mais la mémoire est une invention. Au fond, la mémoire, je veux dire au cinéma c’est une invention…Au cinéma, la caméra peut fixer un moment, mais ce moment est déjà passé. Le cinéma garde la trace d’un fantôme de ce moment qui a existé en dehors de la pellicule. Ou bien est-ce que la pellicule garantit la vérité de ce moment ? Au fond, nous vivons dans un doute permanent. »
Mais les mots ne valent pas mieux. A moins de les enregistrer en même temps que les images. Et encore, qui prouve que ce sont ces mots-là qui sont sortis de la bouche du témoin et non un collage sonore, comme Godard les aime ?
Mais pour les mots écrits, il n’y a aucun doute ; ils servent bien l’imaginaire. Le témoignage a posteriori ne peut être, ne doit être en effet que de l’imaginaire ; un point de vue, un angle, une analyse engagée, la mise en valeur d’un détail, parfois un jeu de cache-cache.
Comme le déclarait Jean-Claude Carrière il y a peu dans un magazine à grand tirage : « L’imaginaire doit pervertir le réel »…il voulait dire aussi polluer le réel, y creuser son chemin comme un insecte, proposer des contes, raconter des histoires, comme du temps de Voltaire.
J’aime ce jeu avec l’imaginaire et j’aime raconter. Et les images que j’ajoute parfois aux mots, constituent elles aussi des notes, des impressions, des leurres. Leur réalité est relative, mais elle m’aide à me souvenir. Je ne suis pas historien, pas plus reporter d’investigation, simplement un témoin entre deux âges, ou pour mieux dire, entre deux époques, comme nous le sommes tous. Seules les époques changent, plus ou moins rapidement. Là je suis malheureusement certain qu’après de longues années de calme, la tempête arrive.
Mais je me rends compte que si les itinéraires que je parcours et ceux qui me les proposent ont su répondre progressivement à un enjeu essentiel : le rapport équilibré du niveau local et du niveau européen, gage de dialogue et qu’ils ont su mettre en place une réflexion sur le temps dans la longue durée, ils restent encore bien faibles pour répondre à l’enjeu qui se dessine aujourd’hui après des décennies de paix et de richesse relative. D’où l’importance de les renforcer et de les doter des outils qui pénètrent dans le réel par la percée de la dimension imaginaire.
Ils sont, ces itinéraires, et qu’on me pardonne la comparaison, comme les indignés qui étaient rassemblés sur la place centrale de Pontevedra en Galice, des témoignages de démocratie déçue. J’en suis intimement persuadé. J’avais exprimé il y a déjà six années quand la France s’était lancée dans le défi d’un référendum sur le Traité Constitutionnel et que les discours arc-boutés contre le texte et surtout contre le Président scandaient les désillusions technocratiques, que les itinéraires ré-enchantaient l’idée de l’Europe, comme le Front Populaire avait ré-enchanté une forme d’espoir social. J’espère seulement que les sortilèges des itinéraires ne s’effondreront pas sous la poussée de la plus grande crise politique, sociale et économique que l’Europe va devoir affronter, comme le Front Populaire s’est enterré sous la violence des armes avant, heureusement, de ressurgir dans les idéaux de la Résistance, idéaux à leur tour très vite oubliés. Il aura fallu attendre qu’un survivant les remettent en avant sous forme d’une pédagogie de l’indignation, plus de soixante ans après la Libération, pour qu’on se souvienne que la Résistance avait élaboré les éléments d’une véritable éthique.
Les itinéraires culturels auront du mal à résister, mais ils contribueront certainement aux alternatives qui sont en train de s’inventer dans les balbutiements qui reformulent le monde, à Madrid, à Barcelone et…à Pontevedra.
Au fait j’étais parti pour évoquer un voyage en Galice et une cérémonie qui réunissait des chercheurs et des responsables de sites d’art rupestre préhistorique, mais les tentes et les forums présents même dans une petite ville de province, la désorganisation chronique de l’aviation espagnole, les résultats électoraux catastrophiques dans les municipalités ibériques le dimanche précédent ma visite, me font penser à un pays qui s’est taillé un costume beaucoup trop grand pour lui dans une étoffe qui lui vient d’ailleurs. Alors il flotte, il se prend les pieds dans les jambes du pantalon, il s’étale de tout son long, tandis que les plus jeunes, mais pas seulement eux, n’y voient plus seulement un Charlot jouant au « Dictateur », mais juste une marionnette jouant sur « Les Tréteaux de Maître Pierre » un épisode de Don Quichotte.
Les chefs d’Etats et de gouvernements, et souvent les élus locaux sont chaque jour un peu plus sidérés. Sidérés au sens originel du terme. Changés en statues dont les mouvements et les réactions sont lents, comme ceux du fantôme du Gouverneur de Tolède qui saisit la main tendue par Don Juan, pour le conduire aux enfers. Ils nous conduisent en effet aux enfers et semble-t-il, n'envisagent pas d’autres choix.
Sur les flancs d’une colline non loin de la mer, dans le site de Campo Lameiro, quelques Européens attirés par l’extrême Ouest de l’Europe ont gravé des figures sur la pierre, des labyrinthes qu’il faut interroger. Ils ont précédé ceux pour qui la pierre est devenue miroir et champ des illusions du réel, siège de l’imaginaire ou du geste qui lance un défi au monde sauvage. Avaient-ils plus d’imagination que les politiques qui nous regardent comme si nous étions Méduse ? Ils nous ont précédés et la Galice leur rend un bel hommage, de surcroît pédagogique. En tout cas c’est leur témoignage qui nous regarde et nous pouvons nous redire avec optimisme que des archéologues, s’il en reste, regarderont aussi dans quelques millénaires l’imaginaire de nos films, de nos sons et de nos images.