Deux familles maudites dans l'antiquité: les Atrides et les Labdacides. Pourquoi avoir choisi l'une plutôt que l'autre ? Après avoir décidé de travailler sur la tragédie en tant que genre théâtral, il est vrai que la question s’est posée du choix entre ces deux familles. Le choix des Atrides s’est imposé à nous parce que des deux tragédies, c’est celle où l’influence des dieux est la moins importante, bien qu’elle soit très présente. Au cœur de l’histoire des Labdacides, il y a Œdipe qui est le personnage tragique par excellence. Il est complètement victime du destin préparé par les dieux, sur lequel il n’a absolument aucune prise. Il est innocent lorsqu’il commet ces deux crimes, le parricide et l’inceste, puisqu’il n’a aucun moyen de savoir ce qu’il fait. Les choses lui tombent dessus comme ça, pour rien. Or, chez les Atrides, il en va tout autrement. La malédiction commence avec une provocation des dieux par l’homme. Et dans tout ce qui découlera de ce crime originel, les protagonistes finalement auront toujours le choix, soit de perpétuer la vengeance et la malédiction, soit de s’extraire de cette spirale de violence. D’une part cette confrontation de l’homme face à ses choix est beaucoup plus « dramatique », d’autre part, cela met l’homme face au monde au travers de ses actes, et non-pas l’homme face à la toute puissance des dieux. En cela les Atrides sont beaucoup plus proches de nous que les Labdacides, ils résonnent plus avec notre réalité où notre dieu a un peu déserté le terrain de jeu (même si ceci n’est pas vrai partout). Chez les Labdacides, il y a aussi des personnages qui sont dans ce cas de figure, mais l’influence du destin d’Œdipe est trop importante.
Meurtre, parricide, infanticide et inceste...la famille d'Atrée et de Thyeste présentait-elle des aspects plus monstrueux qui vous permettaient de travailler davantage sur cette transgression chère au théâtre?
En travaillant sur la tragédie en général, et celle des Atrides en particulier, nous voulions interroger notre rapport à la violence. C’est un mélange paradoxal de dégout et de fascination. En ce sens, l’histoire des Atrides est un terrain de jeu passionnant ! Toutes les horreurs ou presque y sont réunies. Concernant la « transgression chère au théâtre », ce n’est pas une chose qu’on a voulu revendiquer, comme des militants qui mettraient en avant une exclusivité du théâtre. Il se trouve que le théâtre est un lieu qui permet ça, tout simplement. D’autres lieux le permettent et d'une manière générale, l’art dans son ensemble le permet. Cependant, il faut noter que lorsque le théâtre est né, c’est précisément ces histoires transgressives qu’il a portées à la scène. Il y a quelque chose qui fait éminemment sens dans ce mouvement : lorsque l’homme a voulu se représenter face à ses semblables, ce sont ces situations tragiques dont il a voulu témoigner. Comme si une chose se résolvait, s’apaisait, se consolait en montrant au monde l’impuissance de l’homme ou le mystère de ses comportements les plus sombres. Pour ma part, je pense qu'il y a quelque chose qui touche à la philosophique dans cette affaire.
Pourquoi cette famille continue-t-elle de hanter les plateaux? Y-a-t-il un puissant effet cathartique? Aristote avait-il profondément raison?
Il y a plusieurs raisons à ça. D’un point de vue historique, la pérennité de cette histoire doit beaucoup à la redécouverte des antiques par les milieux artistiques de la renaissance, qui se sont appropriés toutes ces légendes et qui en ont fait le terreau de leurs œuvres, et ainsi les ont fait parvenir jusqu’à nous. Après, ce sont des histoires de meurs qui fascinent l’homme depuis toujours ! Il n’y a qu’à voir comment les médias se ruent sur les affaires de bébés congelés ou de meurtres familiaux. La psychanalyse l’a bien compris, ces phénomènes nous touchent au plus profond de notre être. Je crois que le contexte dans lequel se déroulent ces drames, des rois dans l’antiquité, apporte une distance, un imaginaire qui permet de regarder ces choses en face.D’un point de vue théâtral, le plus essentiel est que ces histoires, au travers de leurs thèmes, ont permis à des immenses poètes de déployer tous leurs talents et leurs génies. Les textes qui nous sont parvenus sont sublimes, d’une puissance et d’une force incroyable.
Quand à l’effet cathartique, de purification, je ne me m’aventurerai pas sur ce terrain glissant ! Aristote place ce concept dans tout un système de pensée, c’est une pierre de son édifice. En validant cette notion, il faudrait embrasser toute une philosophie. C’est un manière de voir la chose parmi d’autres. Ce qui est sûr, c’est que le théâtre est un lieu de partage, et qu'en partageant ces histoires, on peut avoir l’impression de les ressentir comme notre propre expérience, que ce soit du point de vue des victimes ou des tortionnaires. On s’approprie un bout d’humanité, pour le coup des plus terribles. On partage, on se rassemble, on se sent un peu moins seul et moins bête, peut-être.
Comment avez-vous choisi de traiter le thème- cher aux grecs - de la démesure? Tout d’abord, cette démesure est contenue dans l’histoire même. Chez Sénèque (qui est latin), les personnages font même appel à elle explicitement, c’est un ressort de son écriture. Ils cherchent la démesure dans leurs actes pour être à la mesure de la démesure de leur douleur. C’est un moyen d’être à l'égal des dieux, ainsi que le signe de leur orgueil (hybris chez les grecs), pour lequel ils seront punis. C’est une constante dans la mythologie grecque : tous les héros sont punis par péché d’orgueil. Elle est aussi contenue dans les langues déployées par les auteurs. A la lecture, cela appelle forcément une démesure dans l’imaginaire. Concernant le travail proprement dit, nous l’avons cherchée à deux endroits. Dans la mise en scène d’abord par un traitement poétique des différents moments clé de l’histoire, en essayant de déployer une poésie visuelle en parallèle de la poésie littéraire contenue dans les textes. La juxtaposition des différentes esthétiques d’image ainsi obtenues a créé un patchwork très hétérogène. Ensuite, j’ai demandé aux acteurs un gros travail sur l’implication des corps en s’appuyant sur la richesse des textes. Cela donne un jeu très physique. En résumé, c’est par une forme « baroque », un trop-plein que nous avons essayé de répondre à cette démesure.
On ne peut pas dire qu’il y ait de support majeur dans la réécriture. Chaque auteur est présent pour des raisons qui lui sont propres, de par son style d’écriture ou sa version du drame. J’ai lu énormément de pièces lorsque j’ai fait le montage (notre spectacle couvre en fait 4 pièces ou « chapitres » qui ont été elles-mêmes réécrites plusieurs fois). Les choix se sont faits de manière intuitive. Mais je pourrais parler avec précision des raisons de la présence de chaque auteur ! Les lectures en complément ont été nombreuses. Pour moi, il y a deux textes à la genèse du projet : un livre de Howard Barker « Le théâtre de la catastrophe » et un article du monde diplomatique « Les facettes de l’individu empêtré dans l’individualisme » (01/03/2007).
Pourquoi les mythes, selon vous, continuent de nous passionner? En aime-t-on leur caractère imaginaire déployé à l'extrême? L'Homme d'aujourd'hui, plus que jamais perclus de technologie et de matérialisme , a-t-il besoin de s'échapper? Je n’ai même pas besoin de répondre, tout est contenu dans le question ! Dans la compagnie, le rapport à l’imaginaire est quelque chose de fondamental. Et effectivement, ces histoires le réclament à grand cris ! Nous parlons souvent de notre volonté de chercher un baroque d’aujourd’hui. Après, je ne sais pas si on a besoin de s’échapper de quoi que ce soit, mais je sais que ces histoires et le lieu du théâtre pour les raconter sont des choses dont nous avons besoin et que rien ne peut remplacer. Il y a une force dans le théâtre en ce qu’il utilise des moyens extrêmement simples pour évoquer une infinité de choses. Cette puissance d’évocation n’a pas d’égal. On pourrait développer toute la technologie qu’on voudrait dans des films à gros budget, il y a aura toujours des choses qui ne seront possibles qu’au théâtre. C’est sa misère qui fait sa force.
Avez-vous imaginé un banquet dans lequel chaque protagoniste de cette famille maudite intervient? Comment mettre sur scène tous ces évènements sans ébranler la chronologie? Les fantômes prennent-il place aux cotés des survivants?
Nous n’avons pas vraiment inventé de nouvelles séquences, ni bouleversé la chronologie. En ce sens, ce n’est pas une réécriture mais bien un montage dont il s’agit. Les fantômes reviennent mais ce sont des choses qui sont présentes dans les textes originels, chez Sénèque notamment. Il y a bien un cauchemar inventé qui voit défiler toute la galerie, mais c’est plus un truc de mise en scène qu’une nouvelle façon d’aborder le mythe !
C’est la que l’imaginaire, la poésie et le fameuse puissance d’évocation du théâtre interviennent. Et c’est là que c’est passionnant, que l’on découvre et que l’on crée. Nous n’avons pas chercher le « trash » ou la provocation. L’idée est d’ouvrir l’imaginaire, de voir ce qu’à travers nous, ces histoires nous disent encore. D’ailleurs, à l’origine, toutes les horreurs se passaient hors-champ. On a quand même ramené pas mal d’hémoglobine sur le plateau, mais c’est surtout symptomatique d’une époque, de notre culture de jeunes d’aujourd’hui.
La compagnie Moebius et vous-même êtes les " fruits dramaturgiques" du Conservatoire de Montpellier: quels sont les enjeux de l'enseignement qui y est prodigué? Je dirais que c’est un école du cœur, de l’envie et de l’engagement. Par rapport à d’autres écoles supérieures, elle est moins exigeante sur le plan technique, l’enseignement y est moins scolaire, la pédagogie plus déconstruite et intuitive. Je crois que pour comprendre les enjeux, il faut regarder le parcours de son directeur : lui et ses potes ont commencé à faire du théâtre dans les MJC et ils se sont retrouvés à la direction d’un CDN parmi les plus importants de leur époque. Le metteur en scène de la troupe a fini par diriger le théâtre de l’Odéon à Paris. Ariel nous dit souvent avec sa voix calme « faut y aller les gars, là ! ». Il nous parle aussi de mener un guerre joyeuse, de « prendre la ville ». C’est une école formidable.
Enfin, Thomas Bédécarrats, vous êtes également comédien dans cette pièce: quel rôle incarnez-vous? Côté jeu, quelles difficultés et plaisirs avez-vous éprouvé à jouer ce personnage? Je joue le rôle d’Oreste et fait également parti du chœur comme tous les autres acteurs. Le rôle est assez court et arrive en fin de spectacle. A l’origine, je ne jouais pas dans le spectacle, c’est Jonathan Moussalli qui tenait le personnage. Je le porte parce que des acteurs ne pouvaient pas être là au Printemps, comme cela était arrivé en 2009 à Arles. Je connais très bien les partitions des comédiens puisqu’on les a construites ensemble à la création. C’est très agréable de rentrer dans un parcours que l’on connait à l’avance. Ce qui est difficile- mais c’est vrai pour tous les acteurs du spectacle- c’est de gérer les aspects paroxystiques de la scène : il faut doser son énergie pour donner la grandeur de la situation sans tomber dans de l’hystérie ou du formalisme.
Au Printemps des Comédiens le jeudi 16 et vendredi 17 juin 2011