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Le fromage blanc aux herbes d’Alexandre (1)

Publié le 18 juin 2011 par Jlhuss

Les recettes de l’oncle Chambolle !

L'histoire

Le fromage blanc aux herbes d’Alexandre (1)
« Mémé Lucie, dit mon ami Antoine, était capable de débrouiller le comment du pourquoi des cousinages qui nous faisaient parents ou alliés de toute une tribu de Lahaye, Henry, Gabiot et Blanchard, mes aïeux maternels et paternels. Tous Bressans, nés entre Saône et Doubs, « ventres jaunes » de la pointe des sabots à la coiffe du chapeau ou de la casquette, ils étaient, pour la plupart petits fermiers ou artisans. Quelques-uns, partis en exil à Chalon-sur-Saône ou au Creusot, travaillaient chez Schneider (prononcer Schnédaire) ou aux Chemins de fer Paris-Lyon-Méditerranée, pendant que d’autres, escaladant les premiers barreaux de l’échelle sociale, étaient devenus receveurs des Postes ou instituteurs.
Alexandre Blanchard était de ceux-là. Après un noviciat de trois ans, à l’école normale, l’administration l’avait expédié dans un village au beau milieu du vignoble de la côte châlonnaise. Cinquante ans après, il y était toujours, vivant avec sa femme, Alice, comme lui ancienne institutrice, dans une grande maison vigneronne, achetée, à moitié ruinée, et retapée, à force d’efforts et d’économies. Dans le pays, tout le monde ne les appelait que Monsieur et Madame Blanchard sauf moi, qui leur disais Tonton et Tatan bien qu’ils ne fussent ni mon oncle ni ma tante mais des cousins si éloignés que, même mémé Lucie était incapable de préciser si c’était au cinquième ou au sixième degré.
La raison de cette familiarité est simple. Lorsque ma mère, sortant à son tour de l’école normale, était venue occuper dans la classe des petits, la place qu’Alice y avait tenu jadis, ils se firent un devoir, au nom de la parenté qui, chez nous, ne s’oublie jamais, de la prendre sous leur protection.

Le fromage blanc aux herbes d’Alexandre (1)
Après sa retraite, Alexandre était resté secrétaire de mairie. Ayant obtenu du Conseil Municipal qu’il paie les matériaux nécessaires au chantier, ce qui, en cette lointaine époque était une performance, il retapissa lui-même les murs du logement de l’institutrice recouverts de peintures dont l’âge avaient effacé les couleurs. Deux ans après, lorsque je fis mon apparition dans cette vallée de larmes, ma mère, pendant qu’elle initiait ses élèves aux joies du B A BA et des quatre opérations, me confia à la garde d’Alice. Je passais donc l’essentiel de mes premières années à courir des allées du jardin d’Alexandre à la cuisine de sa femme, d’où le Tonton et la Tatan qui s’imposèrent presque naturellement dès que je commençais à parler.
Quand j’entrais en sixième, ma mère, qui avait conservé un souvenir détestable de ses années d’internat, demanda et obtint un poste à Chalon.. Il me fallut quitter le village de mon enfance, mais ce départ ne mit pas un terme à mes relations avec Tonton et Tatan. Chaque année, au début des vacances d’été, j’allais passer chez eux une quinzaine de jours pendant lesquels, une fois la connaissance renouée avec mes anciens camarades d’école, je vivais des journées enchantées à courir les combes de la Côte, à pêcher dans le gros ruisseau qui traverse le village ou à lire avec une voracité jamais épuisée un bouquin tiré de la bibliothèque d’Alexandre.
A mesure que je grandissais, il avait entrepris de faire mon éducation politique. Hussard noir de la République, il croyait au Progrès, à la Science et à la Morale et il professait un anticléricalisme militant dont la lecture hebdomadaire du Canard Enchaîné nourrissait la virulence. Sans s’abaisser lui-même à des manifestations qui auraient compromis sa dignité de maître d’école, il se plaisait à me raconter comment, le jour des élections, le père Thévenot attendait le moment où le curé du village allait voter pour entrer à son tour dans la salle du scrutin et glisser son bulletin dans l’urne, en gueulant le plus fort possible : « Çui là ! Il est pas pour la calotte ! » Il va de soi qu’il tenait à honneur de faire gras le Vendredi Saint et que, pour rien au monde, le défunt eut-il été son parent le plus proche, il n’aurait, lors d’un enterrement, passé le seuil d’une église. Alice qui, de son côté, était restée attachée à la foi catholique, l’écoutait parler avec un sourire en coin se contentant, lorsqu’elle jugeait qu’il avait dépassé les bornes, de lever les yeux au ciel et de soupirer, un léger haussement d’épaules représentant la marque la plus extrême de sa désapprobation.
Ces divergences d’opinion ne les empêchaient pas de vivre en parfaite harmonie et d’avoir l’un pour l’autre des petites attentions que ma jeunesse jugeait un peu ridicules mais dont je ne peux pas me souvenir sans mélancolie. Ils avaient aussi leurs habitudes. Par exemple, Alexandre avait gardé de son enfance paysanne l’habitude de faire vêprôt. Vêprôt, cest le quatre-heures bressan, pas l’anémique goûter urbain. Non ! Qui disait vêprôt, disait, pour le moins, un bon morceau de saucisson de ménage, le beurre qui va avec, un coin de fromage, du pain en conséquence, et pour arroser le tout, une boisson dont la composition était variable mais qui se caractérisait toujours par une certaine âpreté. La perfection n’est pas de ce monde et le sol bressan n’est pas favorable à la culture de la vigne.
Le fromage blanc aux herbes d’Alexandre (1)
Donc, Alexandre faisait vêprôt, mais il avait ses préférences. Dès que le printemps avait ramené persil, cives et ciboulette dans les plates-bandes de son jardin, Alice lui préparait une jatte de fromage blanc aux herbes avec lequel il se confectionnait deux ou trois vastes tartines. Il les dégustait en les accompagnant d’un petit vin rouge de Givry à la jolie couleur de groseille qui remplaçait avantageusement la piquette bressane et dont, cinquante ans après, je sens toujours le bouquet.
Une fois atteints mes seize ans, et mon brevet en poche, Alexandre me jugea digne de partager ce moment privilégié. Le lendemain de mon arrivée, il m’invita à m’installer avec lui sous la treille qui courait le long de la maison pour y faire vêprôt. Je me vois encore, assis sur une des chaises de paille qui entouraient la vieille table de noyer sur laquelle il avait disposé notre couvert, la bouteille de Givry et la jatte de fromage. Il remplit lui-même nos assiettes et tailla, à l’aide du vieux couteau qui ne le quittait jamais, des tartines dans la miche de gros pain qui sentait le four à bois et la bonne farine. Ensuite, il versa dans mon verre un doigt de Givry, précisant qu’à partir de maintenant il ne l’étendrait plus d’eau comme c’était la règle auparavant car, déclara-t-il, un homme, ça ne boit pas son vin baptisé. Il remplit le sien, celui d’Alice et nous trinquâmes à nos santés respectives. Après quoi nous fîmes un sort au fromage. Il était excellent et il me parut meilleur encore d’être dégusté dans ses conditions. Que veux-tu, pour la première fois j’avais bu mon vin pur. Je me croyais devenu un homme et j’étais tout gonflé de joie à l’idée de mon importance.
Quand la jatte fut vide, Alice se leva et emporta assiettes et couverts à la cuisine. Je fis un mouvement pour la suivre, mais Alexandre me retint « T’en vas pas tout de suite! J’vais te dire quelque chose ! » Je me rassis. Il avait l’air solennel qu’il prenait quand il abordait un de ses sujets de prédilection. Je m’attendais donc à l’entendre discourir sur les vertus de la morale laïque et les méfaits de l’ignorance. Je me trompais car il poursuivit « Vois-tu ! Quand tu choisiras une femme ! Prends-en une qui aime le fromage blanc aux herbes ! » Cette déclaration me stupéfia. Jamais je n’aurais osé imaginer Tonton me parlant, même par raccroc, des choses de l’amour. Sans paraître remarquer mon étonnement, il poursuivit, me racontant comment entre Alice et une autre qu’il ne me nomma pas, il avait choisi la première.
Leur Brevet Supérieur, cette agrégation des instituteurs de la Troisième République en poche, ils avaient fait la partie d’aller, normaliens et normaliennes de la « promo » dans une ginguette des bords de Saône où, après le déjeuner, on pouvait danser au son d’un orchestre composé d’une clarinette et d’un accordéon. Pendant le repas, il avait vu sa future femme, après l’assiette de charcuterie et la friture obligées, vider gaillardement l’assiette de fromage blanc aux herbes qui, en ces temps héroïques, tenait lieu de dessert, cependant que l’autre s’était fait servir son caillé avec du sucre. « Tu penses bien qu’après ça, je n’ai dansé qu’avec Alice ! Je savais que si elle me refusait un baiser, ce ne serait pas à cause de mon haleine ! D’ailleurs elle ne me l’a pas refusé et voilà plus de cinquante ans que ça dure ! » Le Givry faisant son effet, j’osais l’interroger « Et l’autre ? » Il eut un petit rire « Je l’ai échappé belle ! Une mijaurée ! Une pimbêche ! Une, comme on dit, quand elles boivent de l’huile, elles pissent du vinaigre !» Je n’en sus pas plus car Alice qui venait de réapparaître poussa un « Oh ! » indigné et Alexandre arrêta là des confidences qu’il ne reprit jamais. »

Antoine se tut. Je plaisantais : « Et tu as suivi le conseil ? » Il ne répondit pas, mais il sourit et tourna la tête. Je suivis son regard, dans la jardinière posée sur le rebord de la fenêtre poussait, persil, cives, ciboulette, estragon et basilic mêlés, tout un fouillis de fines herbes.

Chambolle

(à suivre la Recette)


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