Marx lecteur d’Épicure

Publié le 17 juin 2011 par Les Lettres Françaises

Marx lecteur d’Épicure

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La thèse de doctorat de Marx sur « La différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure » est un moment important dans la formation de sa pensée. Ce travail universitaire inachevé permet de souligner le caractère paradoxal de ce que sera le « matérialisme » de Marx.

De cette thèse jusqu’aux textes de la Sainte Famille et de l’Idéologie allemande, il y a une véritable continuité d’inspiration atomiste. Cette oeuvre présente des difficultés particulières dans la mesure où cette thèse ne nous est pas parvenue complète et où nous devons donc nous appuyer sur les notes préparatoires de Marx. Mais elle est partie intégrante de l’oeuvre de Marx.

La « dissertation » de Marx ne porte pas sur l’atomisme antique, mais sur la différence entre la physique de Démocrite et celle d’Épicure, car cette différence a une portée qui dépasse de loin les éventuelles discussions sur une physique obsolète. Mettant en évidence des oppositions de méthode entre Démocrite et Épicure, Marx se place nettement du côté d’Épicure. Dans un premier temps, en effet, il relève que, du point de vue le plus général, les physiques de Démocrite et d’Épicure semblent pratiquement identiques : les atomes et le vide, tels sont les deux principes. Cependant, à partir de ces prémices identiques, les deux philosophes se retrouvent « diamétralement opposés en tout ce qui concerne la vérité, la certitude, l’application de cette science, le rapport de la pensée à la réalité en général ».

Quand Démocrite réduit la réalité sensible à l’apparence subjective et semble conduit à un certain scepticisme (Hermann Cohen a souligné les liens entre Démocrite et le platonisme), pour Épicure, au contraire, rien ne peut réfuter les perceptions sensibles. Alors que chez Démocrite la nécessité se manifeste comme déterminisme, Épicure considère que le hasard est une réalité « qui n’a d’autre valeur que la possibilité » (1).

Marx concentre la discussion sur la question du « clinamen », de la déclinaison des atomes : les atomes s’écartent de manière aléatoire de leur trajectoire et les chocs ainsi produits sont à l’origine de la création et de la destruction des réalités de notre monde. Après avoir noté les nombreux contresens commis sur la physique épicurienne, il analyse la philosophie d’Épicure dans son ensemble en s’appuyant sur Lucrèce – « le seul de tous les anciens qui ait compris la physique d’Épicure » – et montre que cette philosophie est structurée autour de la déclinaison et de ses conséquences. La déclinaison de l’atome constitue l’affirmation de l’autonomie de l’atome contre le mouvement de la chute que lui avait donné Démocrite et qui est le mouvement de la nonautonomie. La déclinaison brise les chaînes du destin. La rencontre déterminée des atomes ne saurait fonder la liberté, car elle nous entraîne dans un monde strictement déterministe. Lucrèce introduit d’abord la déclinaison comme explication de la constitution des corps, puis, dans une deuxième étape, il présente la déclinaison des atomes par analogie à la volonté humaine. La déclinaison, qui n’est que supposée dans la compréhension des phénomènes naturels, est montrée comme une évidence dans les phénomènes psychologiques.

La déclinaison apparaît comme un principe général fonctionnant comme fondement de l’éthique et de l’autonomie du sujet. Lucrèce le dit : nous sommes souvent poussés, mus par des chocs qui ne dépendent pas de nous, par une « puissante contrainte ». Mais nous pouvons résister à cette contrainte. C’est pourquoi, à côté des chocs et du poids, il faut introduire la déclinaison comme une troisième cause. Cette troisième cause ne supprime pas les deux autres, mais elle s’y oppose et dégage la sphère de l’autonomie. Il faudrait ajouter que, selon Cicéron, Épicure défend la contingence des futurs comme une autre raison à opposer au fatum.

Marx montre alors que l’introduction de la déclinaison dans le monde des atomes modifie toute la construction de l’atomisme antique. Il en tire immédiatement des conclusions générales qui entreront comme des éléments de sa propre philosophie : « Pour que l’homme en tant qu’homme devienne pour soi son unique objet réel, il doit avoir brisé en soi-même son existence relative, la puissance du désir et de la pure nature. » On voit se mettre en place la revendication pour l’homme singulier de « briser son existence relative » qui se retrouvera sous une autre forme dans le Capital.

Marx gardera l’idée de la liberté épicurienne. Les hommes agissent dans des conditions déterminées, dans des conditions qu’ils n’ont pas choisies, mais ils agissent librement. C’est cette liberté essentielle que Marx aime chez Épicure et c’est à cause d’elle que son atomisme est un atomisme non déterministe, ou plus exactement qu’il est possible de délimiter un domaine du déterminisme et un domaine de la liberté. Si le premier point ne nous éloigne guère des positions traditionnelles défendues par de nombreux marxistes, le second est passé inaperçu pour la plupart d’entre eux, obsédés qu’ils étaient par l’idée d’un marxisme scientifique dans lequel les individus jouent uniquement la pièce pour laquelle les « infrastructures » les ont déterminés.

Pour Marx, Épicure a posé le monde comme possibilité et contingence. La nécessité entre en collision avec le concret. La nécessité n’est donc jamais une nécessité absolue. Elle est une nécessité pensée, mais qui pourrait être pensée autrement. Si le monde est posé comme possibilité et contingence, le libre arbitre, la liberté du sujet sont donc pensables corrélativement.

Le matérialisme épicurien présente l’intérêt majeur de ne plus être un matérialisme naïf, une nouvelle cosmologie. Même si ce n’est jamais totalement explicité, Marx partage avec Épicure la volonté de subordination de la science à l’éthique. On sait qu’Épicure rejette l’éternité des corps célestes car elle troublerait l’ataraxie. Marx critique l’économie politique, non à cause de son caractère non scientifique, mais parce qu’elle fait l’apologie de rapports sociaux qui mutilent l’individu. Ou, plus exactement – et nous y reviendrons –, l’économie politique cesse d’être scientifique quand elle devient cette science apologétique. Comme Épicure et Lucrèce voulaient libérer les hommes des liens où les tiennent les superstitions religieuses, Marx veut libérer les prolétaires des liens des superstitions de l’économie capitaliste – d’ailleurs, pour lui, argent et religion ne font qu’un.

Denis Collin

(1) Sur la catégorie de la possibilité chez Marx, voir notre article dans la Pensée n° 360, septembre-décembre-2009, « Nécessité, déterminisme et possibilité ».

Juin 2011 – N°83