Les jours qui suivirent furent assez pénibles et déstabilisant.
Un calme trompeur avait fait suite au tremblement de terre qui avait une nouvelle fois secoué la relation exécrable que j’entretenais avec mon père.
Il m’ignorait superbement, j’étais devenu insignifiant à ses yeux mais je sentais pourtant que sa rage n’était pas éteinte et que la réplique du séisme ne manquerait pas de se déclencher à la moindre broutille.
Aussi, je passais le plus clair de mon temps auprès du grand-père, heureux mais le cœur serré de lui servir de béquille corporelle et mentale. Je tentais tant bien que mal de réparer sa mémoire qui s’effilochait de plus belle, lui posant des questions sur son existence, le forçant à s’exprimer pour qu’il ne se noie pas dans son passé.
Mais il emmêlait terriblement les dates et les noms et je peinais à me retrouver dans son galimatias.
Si j’étais conscient de l’accélération de sa perte de repère, je n’étais, malheureusement, pas le seul dans ce cas.
Mes parents échangeaient un regard entendu à chaque nouvelle errance et j’attendais le moment irréfragable où ils prendraient la décision de placer le vieil homme dans un établissement adapté.
« Ils ne m’enverront pas dans leur mouroir, tu m’entends Julien ? »
Assis au bord de mon lit, le grand-père secouait fermement mon épaule, m’extrayant avec peine du sommeil.
Ses traits exprimaient une profonde détermination que je n’avais plus l’habitude de lui voir arborer. Il était dans un moment d’extrême lucidité, et l’ironie du sort avait sournoisement voulu qu’il revienne à la réalité en percevant qu’elle était sa destination prochaine.
« Je les ai entendu, ce soir, discuter de ce qu’ils veulent faire de moi. Ils veulent m’envoyer là-bas, ils ont déjà tout prévu…
- Grand-père, tu auras mal entendu… on est en pleine nuit, tu ne veux pas qu’on en reparle demain matin ?
- Fiston, je n’ai pas l’intention d’attendre le lever du jour et qu’on vienne me cueillir pour m’emmener dans leur abattoir à vieilles carcasses! Je prends la clé des champs, Julien, je pars le plus loin possible et je t’emmène avec moi.
- Grand-père, je ne vais nulle part au beau milieu de la nuit.
- Tant pis pour toi, reste avec ton imbécile de père si ça te chante.»
Il se leva en maugréant, pestant autant contre moi que contre mon père.
J’entendis ses pas s’éloigner dans le couloir accompagnés par le léger bruit étouffé de sa canne heurtant le sol.
L’escalier grinça sous le poids du vieil homme et la rampe émit un cri de désapprobation tandis qu’il se cramponnait au bois patiné par les multiples mains qui s’y étaient promenées.
La maison chuchotait sur son passage, troublée qu’un être de chair et de sang vienne perturbée la sérénité de ces heures brumeuses qui n’appartenaient qu’aux rêves et aux entités chimériques.
Me rendant à l’évidence que le grand-père était dans un moment de révolte et qu’il mettrait ses projets à exécution, je me levais sans faire de bruit, les vieilles lames du parquet étant promptes à dénoncer tout mouvement suspect.
Epiant le silence de la maisonnée, j’entendis la porte d’entrée se refermer doucement avec son bruit feutré caractéristique.
Il était parti, tout simplement, comme il venait de me l’annoncer.
L’espace d’une seconde, je ressentis une véritable admiration pour cet homme, pourtant plus très vaillant, qui voulait furieusement garder le contrôle sur sa vie.
Ce sentiment fut bientôt atténué par la réalité de la situation qui m’apparut dans toute sa cruauté.
Comment allait-il cheminer sur ses vieilles jambes fatiguées et avec l’unique aide de cette canne qui n’était plus suffisante pour le soutenir ?
Vers quelle destination se précipitait-il avec une si forte détermination ?
Qu’allais-je devenir s’il s’en allait, s’il me laissait derrière lui ?
Enfilant les premiers habits me tombant sous la main, je dévalais souplement l’escalier et je franchis la porte d’entrée en quelques foulées.
Sur le perron de la maison, je scrutais la cour plongée dans l’obscurité.
La nuit sans lune ne me permettait pas de voir à quelques pas devant moi.
A suivre...