Une chouette hulotte appelait énergiquement un partenaire éventuel dans les grands arbres qui bordaient notre maison et je frissonnais en écoutant sa plainte lugubre de rapace nocturne esseulé. Venait-elle cueillir une âme par la même occasion ?
Une quinte de toux lui répondit provenant du banc de pierre sous le tilleul.
Mon grand-père était assis, serrant d’une main sa canne tandis que l’autre se crispait sur son cœur.
Essoufflé, il tentait néanmoins de conserver une contenance devant moi.
« Je vais repartir, je reprends un peu mon souffle, c’est tout. Aide-moi à me relever, Julien »
Ses paroles, entrecoupées par le bruissement de son souffle rauque, étaient difficilement intelligibles mais la détresse que je pouvais lire dans ses yeux s’exprimait pour lui.
Trop pudique et trop fier pour me demander une nouvelle fois de le soutenir dans son idée saugrenue de fuite, il se restreignait à me demander un bras secourable pour le remettre droit sur ses vielles jambes.
« Attends-moi ici, grand-père, je reviens tout de suite ! »
Je le laissais sur place, la bouche grande ouverte sur une récrimination qui resterait silencieuse et je courrais jusqu’à la maison.
Je savais exactement ce qu’il me restait à faire.
Fouiller les poches de la veste de mon père suspendue à la patère de l’entrée.
Prendre tout ce qui pouvait me servir.
Retourner le tiroir du bahut où ma mère rangeait toujours son porte-monnaie.
Gonfler mes poches avec les billets et les pièces.
Enfin, courir retrouver le vieil homme qui m’attendait patiemment.
J’étais transcendé, mes actes et mes pensées ne m’appartenaient plus.
Je n’étais plus le Julien de 17 ans, totalement écrasé par une lutte incompréhensible avec son père.
J’étais un autre moi, inconnu, mélange savant de détermination, d’audace et de folle inconscience.
Puisqu’il n’y avait plus personne pour écouter et entendre les plaintes de l’aïeul, j’allais aller jusqu’au bout et lui prêter ma jeunesse pour accomplir ce qu’il désirait.
Quoique ce soit et où que cela me mène.
De toute façon, « ailleurs » était préférable à « ici ».
« Allez, viens, Grand-père, on y va !
- Mais… où va-t-on ?
- Je ne sais pas moi, c’est bien toi qui voulait que nous partions tous les deux ? Tu as ton idée derrière la tête, je te connais assez. »
Il resta figé sur place, me regardant yeux dans les yeux, en proie au doute et à l’incompréhension.
Puis, un sourire naquit dans son vieux visage ridé et ses yeux brillèrent de malice.
Comme je l’aimais pleinement ce vieil homme au bord du précipice de la sénilité !
Pendu à mon bras, il partit d’un petit rire juvénile et son pas se fit plus léger et passagèrement plus vaillant. Il trottinait presque, ragaillardi par sa fugue en ma compagnie.
« Ne me dis pas… Julien, on ne va pas… »
Fouillant dans mes poches, j’en sortis un trousseau de clés.
Je pointai un boitier de commande à distance devant moi, deux clignotements orangés me répondirent suivi d’un déclic.
« Si, on le fait ! »
Tout en aidant le grand-père à s’installer sur le siège passager, j’entrepris de le rassurer.
Oui, je savais ce que je faisais, oui, j’étais capable de conduire la berline allemande de mon père, oui je l’avais fait à maintes reprises puisqu’il me l’avait appris.
Non, je n’avais pas d’autres solutions à lui proposer et il était toujours temps de renoncer…
L’horloge du tableau de bord indiquait près de quatre heures du matin lorsque la BMW démarra.
A suivre...