Pendant qu’on est en Italie, un petit tour par San Gimignano : trois expositions à la Galleria Continua (jusqu’au 2 octobre). Si le travail sur la représentation et la théâtralité de Sun Yuan & Peng Yu ne m’a guère convaincu, perdant la fraicheur ironique et irrévérencieuse de leurs précédentes installations au profit d’une construction trop formelle, voire pédante (heureusement, le taliban est toujours là, son corps n’a pas été jeté en mer), les deux autres artistes présentés méritent le détour.
L’entrée dans la galerie se fait à travers un dédale de ce qui, à première vue, semble être un dédale de cercueils noirs, en bois brûlé, empilés çà et là, appuyés aux murs ou posés au sol ; si une de leurs faces est faite d’un assemblage de caoutchouc de pneus usagés où les traces de la route sont encore visibles, l’autre révèle leur vraie nature, des dominos géants, tout un jeu de 28 dominos qu’on voudrait prendre à bras le corps et arranger en un jeu gagnant. Les marques de 1 à 6 sont des trous colorés dans lesquels on peut plonger le bras et toucher des vêtements usagés qui ont été bourrés là ; on dirait le capitonnage d’un cercueil, en attente d’un corps. C’est une installation du New-Yorkais d’origine jamaïcaine Nari Ward, Domino Men, une ruine mélancolique en somme, une invitation à un jeu qui ne peut être que tragique : effet domino des crises financières ou des révolutions arabes, battement d’ailes du papillon amazonien qui génère une tornade en Alabama, impuissance humaine face à des mystères qui nous dépassent. Feignons d’en être les organisateurs (Cocteau) ? Non, mais dévoilons-les et restons perplexes, semble dire l’artiste.
Une autre pièce de Nari Ward ne se révèle, étrangement, qu’à travers le viseur de l’appareil photo. Des lacets méticuleusement fixés au mur composent des formes difficiles à distinguer ; on est sensible à la beauté de l’assemblage, aux nœuds, aux couleurs, mais il faut viser (ou cligner des yeux) pour pouvoir lire le slogan des droits civiques « I am a man » et distinguer à côté les panneaux des manifestants. Au-delà de son sens évidemment politique, c’est aussi, me semble-t-il, une pièce sur la disparition, sur l’absence et la présence.
Dans un méandre de petites salles, Sabrina Mezzaqui présente de petites œuvres délicates, brodées, découpées, évanescentes, toutes inspirées par l’écriture (l’une d’elles inscrit le mot Eternitá dans la glace, réminiscence de la Reine des Neiges). La plus étonnante est ce tapis de prière fait de centaines de petits bouts de papier roulés sur lesquels on distingue des lettres arabes. L’étagère à côté, portant un Coran découpé d'où le texte a disparu, révèle l’œuvre : chaque ligne du livre sacré a été coupée, le papier roulé en un minuscule cylindre et les cylindres assemblés pour constituer ce tapis. Est-ce sacrilège ? Ça me semble plutôt être, au-delà de la beauté fragile de cette pièce, une forme d’incarnation, de fusion du verbe et de la prière, d’osmose entre mots sacrés et gestes de la prosternation : ce n’est peut-être pas théologiquement très correct, mais c’est très fort.
Photos de l'auteur.