C’était en 3e. Un prof d’espagnol un peu bizarre qui donnait l’impression de se complaire dans une équivoque qui s’ouvrait, pour nous élèves, à toutes les suppositions bien qu’il ne transgressât jamais les limites de la parole et de la bienséance. Mais le cours d’espagnol se ramenait le plus souvent à la peinture qu’il évoquait avec une ambigüité certaine ce qui nous amusait fort mais c’est ainsi qu’il nous communiqua sa passion.
Goya, Velasquez, Zurbaran n’eurent bientôt plus trop de secrets pour nous tant le professeur dans ses gestes, ses mots lents et maniérés, nous donnait à caresser les chairs bondes de la Maja desnuda, à deviner la transparence troublante d’une étoffe soyeuse et à saisir un sens là où le croyait-on, il n’y avait que des images. Il démontait les apparences, nous disait que dans la brillance du noir du Christ de Velasquez, il y avait surtout du rouge et du vert. Il nous donnait à voir que la peinture c’était aussi une affaire de toucher et de corps, qu’elle vivait mentalement en nous, qu’elle était tout sauf anecdotique et qu’un tableau en lui-même pouvait représenter une forme d’idéal, un condensé de l’Histoire, des angoisses ou des désirs. Qu’il pouvait atteindre à l’intensité de la meilleure littérature. Et surtout il nous apprenait à lire le monde à travers ce filtre - un monde mouvant qui passerait toujours à travers nos doigts mais dont quelques pépites resteraient accrochées comme sur un tamis, ce tableau dans lequel il y aurait toujours des merveilles à découvrir pour peu qu’on se voulût assez aventuriers pour être chercheurs d’or.
J’ai sans doute beaucoup perdu de l’espagnol qu’il m’enseigna mais ce qu’il sema n’a jamais dépéri. Au-delà de la peinture, je compris qu’il nous donnait à picorer des bribes de rêves, que ceux-ci devaient être recueillis avec soin, que les rêves devaient être entretenus. Que si on les perdait c’est toute la vie qui s’asséchait avec eux.