Même quand chaque plat, chaque place est occupée, et même quand les lecteurs sont tôt, sont aussi nombreux que les ceps de vigne sur la pente d’un coteau, chacun est seul areu areu à regarder le monde, comme dans les tableaux où Courbet peint la mer, avec sur le bord un minus, un minuscule personnage perdu dans l’immensité de la plage.
Cela dit, ce jeu-là peut parfois donner matière, mine de rien, à penser :
Ils [les lecteurs] sont chaque fois un exemplaire unique et chaque fois répété, différents épars, épars et pareils, ils sont une part des éléments qui font la bibliothèque, comme les milliers d’événements qu’on pose, composent chaque jour l’histoire.
Traversée non seulement par les livres mais aussi par les « bouts ces bouffées du monde extérieur », la bibliothèque apparaît alors telle une vaste chambre d’échos que le bégaiement souligne à sa manière, un lieu multidimensionnel « comme dans les paires, les performances de Bernard Heidsieck où la lecture orale contient la lecture écrite et récit et réciproquement. » Par conséquent, il est sans doute préférable de prendre avec suffisamment de sérieux ce bref ouvrage, surtout si cette phrase de G. Deleuze remonte à la surface : « Ce n'est plus le personnage qui est bègue de parole, c'est l'écrivain qui devient bègue de la langue : il fait bégayer la langue en tant que telle. »
[Bruno Fern]
Michelle Grangaud : Le bébégaiement du beau Beaubourg, (nouvelle édition2) éditions de l'Attente, 2011
1L’un des principaux représentants de la poésie dite sonore, au cas où certains l’ignoreraient encore.
2L’éditeur bégaie donc lui aussi, dix ans après la première parution.