Divertimenti princiers : des trios avec baryton de Haydn par Guido Balestracci

Publié le 17 juin 2011 par Jeanchristophepucek

Peter Jacob Horemans (Anvers, 1700-Munich, 1776),
Nature morte à l’homme distingué
, 1765.

Huile sur toile, 38 x 50,1 cm, Bayreuth, Staatsgalerie im Neuen Schloss.

Les puissants ont parfois des lubies singulières. On sait que Louis XIII composait des chansons et que Frédéric le Grand jouait de la flûte, mais il est peut-être moins connu que Nikolaus Esterhazy, parfois surnommé Le Magnifique (1714-1790), s’était entiché d’un étrange instrument qui ne lui survécut pas beaucoup, puisqu’il disparut au début du XIXe siècle : le baryton. Parmi les plus de 170 œuvres répertoriées dans le catalogue établi par Anthony Hoboken que le maître de chapelle du  prince produisit, trois remarquables musiciens, Guido Balestracci, Alessandro Tampieri et Bruno Cocset ont choisi sept trios pour nous offrir un disque généreux, publié par Ricercar sous le titre Divertimenti per il pariton a tre.

Depuis 1761, Nikolaus avait donc à son service un musicien dont le renom ne cessait de croître, et, en sa qualité de patron, il ne manqua pas d’exiger du dénommé Joseph Haydn (1732-1809) des œuvres expressément destinées à son cher baryton. Il faut dire un mot de cet instrument aux origines et au nom incertains (pariton, paridon, viola di bordone) : il appartient à la famille des violes de gambe (le prince lui-même le nomme gamba), mais il possède deux types de cordes, les unes en boyau, frottées avec l’archet, les autres en métal, résonnant par sympathie avec les premières mais pouvant également, car apparentes derrière le manche, être pincées par le pouce et permettre ainsi un jeu luthé. On ne peut pas dire que l’ordre ait été accueilli avec beaucoup d’enthousiasme par le compositeur, puisque son employeur se plaignit rapidement de son peu de diligence à composer « de ces pièces que l’on peut jouer sur la gamba, pièces dont jusqu’ici nous n’avons vu qu’un tout petit nombre. » (Regulatio, novembre 1765). Rappelé fermement à ses devoirs, Haydn, dont la petite histoire raconte qu’il s’exerça nuitamment durant six mois à maîtriser les possibilités de l’instrument, va produire, entre 1765 et 1775 environ, pas moins de 126 trios avec baryton. Se limitant, jusqu’en 1771-1772, aux tonalités de ré et la majeur, avec, très épisodiquement, un petit détour par sol majeur, cette palette restreinte expliquant sans doute en partie les réticences d’un maître de chapelle soucieux de prouver son savoir-faire à s’y attarder, ce vaste corpus va ensuite se hasarder, du fait, notamment, de la présence de deux virtuoses du baryton à la cour d’Eszterhaza, à fréquenter d’autres tonalités, ut et fa majeur, et, deux uniques fois, le mode mineur.

Au-delà de leur caractère d’œuvres de commande destinées à satisfaire un employeur exigeant dont les capacités techniques étaient sans doute meilleures qu’on le prétend souvent, les trios avec baryton de Haydn apparaissent comme un laboratoire d’idées où le compositeur teste des formules compositionnelles qui vont lui servir pour des projets plus ambitieux, comme, entre autres, ses quatuors. Ainsi, le rôle actif de la basse dans l’élaboration du travail thématique, la vocation contrastante du trio par rapport au menuet, les possibilités offertes par le thème varié, considéré non comme une simple accumulation de variations mais comme un tout cohérent, s’y développent peu à peu, tandis que la densité émotionnelle des pièces s’approfondit elle aussi à mesure, passant d’un style « galant » aussi parfaitement caractéristique de son époque que plein d’agrément (Hob.XI.42 en ré majeur, 1767) à une expression intimiste touchante (Hob.XI.113 en ré majeur, avant 1778), voire franchement pathétique (Hob.XI.96 en si mineur d’esthétique Sturm und Drang, c.1771-1772). Comme très souvent chez lui, Haydn, en laissant libre cours à sa maîtrise d’écriture mais aussi à son humour et à son goût pour les tournures populaires, permet à ses trios pour baryton de dépasser leur statut de partitions de circonstance pour atteindre celui de petits joyaux chambristes (chacun dure, sauf exception, moins d’un quart d’heure) ; le compositeur devait en être satisfait, puisqu’il se soucia d’en assurer une plus large diffusion, en arrangeant lui-même ou en autorisant des transcriptions de certaines des pièces pour la formation plus classique violon, alto et violoncelle (six ont fait l’objet d’un excellent enregistrement de Rincontro chez Alpha).

L’interprétation des Divertimenti per il pariton a tre que nous proposent Guido Balestracci au baryton, Alessandro Tampieri à l’alto et Bruno Cocset au violoncelle (en photographie ci-dessous) est absolument remarquable. Bien entendu, de ces trois noms bien connus des amateurs de musique baroque officiant respectivement au sein, entre autres, des ensembles L’Amoroso, L’Arpeggiata et Les Basses Réunies, on attendait le meilleur, mais ce que l’on entend tout au long de cette presque heure et quart de musique est d’un bonheur si constant que l’on ne peut qu’en ressentir une vraie jubilation. Saluons tout d’abord les qualités individuelles de chacun des musiciens, tous d’une indiscutable maîtrise technique, avec une mention particulière pour la formidable virtuosité de Guido Balestracci qui sait tirer le meilleur de son baryton, dont on imagine sans mal les trésors de dextérité que sa pratique requiert. Si cet instrument occupe naturellement le devant de la scène dans des pièces conçues pour le faire briller, le dialogue qui se tisse entre lui, l’alto charnu et vigoureux d’Alessandro Tampieri et le violoncelle plein de fougue et de poésie de Bruno Cocset est merveilleux de naturel, d’enthousiasme, de complicité et de plénitude. Inclinons-nous ensuite devant l’humilité et la clairvoyance qui président à cette anthologie et permettent aux musiciens de porter sur des partitions trop souvent regardées, du fait de leur destination, comme mineures voire négligeables, le même regard que celui que l’on accorde aux chefs-d’œuvre de Haydn, comme ses trios avec clavier ou ses quatuors. Ainsi considérées, elles acquièrent un relief et un pouvoir de séduction insoupçonnés, encore accentués par le dynamisme des mouvements rapides, la franchise parfois goguenarde des menuets et le cantabile qui irrigue les mouvements plus recueillis. Aidée par une prise de son chaleureuse qui sait faire une juste place aux résonances, présentes sans être envahissantes, cette lecture savoureuse, gorgée de rythmes et de couleurs, se révèle d’une élégance parfaite et d’une sensibilité de tous les instants, qui démontrent que les musiciens ont pris tout le temps nécessaire pour se familiariser et comprendre de l’intérieur le langage de Haydn qu’ils restituent sans afféterie, ni mièvrerie ou superficialité, dans un parfait esprit de compagnonnage non seulement des musiciens entre eux mais aussi avec ce que l’on peut supposer des intentions du compositeur.

Je vous conseille donc très chaleureusement cet enregistrement en tout point réussi qui permet de découvrir les trios avec baryton aussi intéressants que finalement peu connus de Haydn dans une interprétation de très haut niveau. Plus qu’une friandise pour spécialistes ou curieux, cette réalisation est, avant tout, un formidable moment de musique de chambre dont un très large public se régalera du raffinement déployé pour en faire miroiter les multiples séductions. Un disque princier, en somme.

Joseph Haydn (1732-1809), Divertimenti per il pariton a tre. Trios pour baryton, alto et violoncelle Hob. XI.42, 59, 66, 70, 96, 101, 113.

Guido Balestracci, baryton (Pierre Bohr, 2008, d’après Simon Schödler, Passau, 1785)
Alessandro Tampieri, alto (Richard Duke, Londres, 1768)
Bruno Cocset, violoncelle (Charles Riché, 2009, d’après Gasparo Da Salò)

1 CD [durée totale : 73’18”] Ricercar RIC 315. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Trio en si mineur, Hob.XI.96 :
[I] Largo

2. Trio en la majeur, Hob.XI.66 :
[II] Allegro di molto

3. Trio en ré majeur, Hob.XI.42 :
[III] Menuet

Illustrations complémentaires :

Artiste anonyme, Portrait de Nikolaus Esterhazy, sans date.

Photographie des artistes utilisée avec l’aimable autorisation de Ricercar.