La Tunisie face aux enjeux régionaux : entre leadership et intégration

Publié le 17 juin 2011 par Copeau @Contrepoints

Par Habib Sayah (*)

Introduction

Quelle sera la place de la Tunisie libérée dans le Maghreb, et plus largement dans le monde arabe ? 

Après Bourguiba, une diplomatie bien timide

Au cours de la longue présidence d’Habib Bourguiba, la Tunisie a acquis une position prépondérante dans la diplomatie arabe. Quoi que l’on puisse penser de l’homme, et en dépit des nombreuses dérives de son régime, Bourguiba a su mener une politique étrangère éclairée, portant ainsi la voix raisonnée de la Tunisie à l’occasion des grands débats diplomatiques qui ont animé le monde arabe, notamment en ce qui concerne les perspectives de résolution du conflit israélo-palestinien. De plus, l’esprit pacifique de la politique bourguibienne combiné à une politique de développement relativement efficace, des avancées en matière d’éducation et de droits de la femme, ont permis à cette Tunisie qui s’est distinguée, de bénéficier d’une certaine aura au sein du monde arabe, en dépit des nombreuses atteintes aux droits de l’Homme. Avec le règne de Ben Ali, c’est une Tunisie effacée, timorée et au visage terne, sinon morbide, qui a timidement arpenté les couloirs des chancelleries étrangères, sans le moindre éclat, hormis quelques éclaboussures sanguinolentes, témoins de la répression que subissaient encore journalistes, hommes de loi et militants des droits de l’Homme. En effet, arc-boutée sur les acquis de l’Indépendance que la Tunisie de Ben Ali n’a pas eu l’audace de surpasser, la diplomatie tunisienne avait peu de choses à « vendre » au monde, si ce n’est l’attrait d’une économie plus ou moins stable et des plages bradées au renfort de campagnes publicitaires qui n’ont pas su évoluer au fil des années.

Le nouveau souffle de la Révolution

Avec la Révolution du 14 janvier 2011, c’est une nouvelle voie qui s’ouvre à la Tunisie. La sombre page de Ben Ali étant tournée, la Tunisie, forte d’une nouvelle aura « révolutionnaire », a la possibilité de redéfinir sa diplomatie ainsi que la place qu’elle entend conquérir sur la scène diplomatique arabe. Bourguiba l’avait bien compris, ce ne sont ni nos maigres ressources financières ou minières ni notre population qui n’a pas encore dépassé la barre des 11 millions d’habitants, qui nous permettront d’accéder au rang de leader régional. Pour accéder à une position de leadership, la seule voie est celle d’une diplomatie intelligente, combinée à une économie performante et une culture dynamique. Jusqu’au départ de Ben Ali, la petite Tunisie timide et isolée avait perdu toute légitimité pour prétendre à restaurer son prestige et son influence diplomatique. Avec cette Révolution populaire qui se diffuse au-delà de nos frontières, nous avons construit l’embryon de notre propre légitimité internationale. Et c’est en continuant de tracer la voie que nous avons esquissée que nous pourrons acquérir un rôle majeur sur la scène diplomatique régionale et mondiale.

La Tunisie, leader dans la voie de l’intégration ?

Dans le cadre de ce dossier, nous envisagerons différentes pistes en vue de parvenir à ce nouveau leadership et d’en faire un usage salutaire pour nous-mêmes et pour les peuples voisins.

La clé, dans la poursuite de ce leadership utile, semble être l’idée d’intégration régionale. Cette intégration régionale a connu quelques balbutiements avec la construction maghrébine qui n’a pas porté ses fruits, dans le cadre d’une Union du Maghreb Arabe. En effet, l’UMA était continuellement convalescente, victime de divers blocages et de la mauvaise volonté des différents régimes autocratiques, la dictature ne favorisant ni l’intégration ni les abandons de souveraineté que cette dernière nécessite. Or, même si la Révolution tunisienne ne s’est pas exportée telle quelle chez tous nos voisins, elle a tout de même eu un impact majeur tendant vers une démocratisation de nombreux Etats arabes. Ce « printemps » arabe dont les mots d’ordre proviennent de la rue tunisienne change la donne en matière d’intégration. En effet, des peuples libérés et en possession de leur souveraineté ont plus d’avantages et de facilité à coopérer entre eux sur la voie de la prospérité que des autocrates jalousement assis sur leur pouvoir national.

Au fur et à mesure que la transition démocratique s’approfondira dans les pays arabes, ils pourront tendre vers une union économique et politique à l’instar de la construction qui a permis de fonder l’Union Européenne, tout en tirant des leçons des échecs européens[1], reproduisant uniquement les réussites de ce laboratoire à ciel ouvert qui nous fait face, de l’autre côté de la Méditerranée. En effet, ce n’est ni le panarabisme classique, frappé d’obsolescence, ni un nationalisme arabo-islamique nostalgique qui nous permettront de nous unir, car ces idéologies d’un autre âge ne reflètent pas la réalité de ce que nous sommes et font abstraction de la diversité et des sensibilités nationales au sein de la communauté des Etats arabes. A contre-courant d’un romanticisme nassérien ou de la poursuite d’un illusoire califat islamique transarabe, c’est dans une intégration fondée sur l’échange, la coopération, la raison et le droit que nous pourrons à la fois mettre en commun nos ressources, nous unir pour prospérer, tout en formant une communauté soudée mais respectueuse des souverainetés nationales et de l’identité culturelle spécifique à chaque population. Nous proposons un nouveau panarabisme rationnel et moderne, purgé de tout mysticisme et centré sur la recherche efficiente de la prospérité et sur des valeurs communes plutôt qu’une caricature d’identité.

Dans cette entreprise de construction régionale, l’impulsion pourrait venir de la Tunisie, qui ferait de l’intégration l’un des grands axes de sa politique étrangère. Déjà riche de sa position de pionnier de la marche vers la démocratie arabe, la Tunisie tirerait des avantages de l’intégration qu’elle proposerait à ses voisins. D’une part, outre les bénéfices directement tirés de l’intégration, le rôle d’impulsion que pourrait jouer la Tunisie lui offrirait un fort leadership régional sur le plan diplomatique. D’autre part, il y a l’attrait formidable que représente la possibilité de redessiner l’espace régional dans lequel nous nous insérons.

Premier exportateur de révolutions, ou devrions-nous dire de liberté, la Tunisie pourrait institutionnaliser la « Révolution » sur le plan régional. Il ne s’agirait pas tant d’exporter et encore moins d’imposer notre modèle ou notre révolution en tant que tels, mais d’inviter les peuples voisins à définir avec nous un socle commun à partir duquel chacun de nous moderniserait son modèle national. Le vecteur de cette construction serait la création d’une entité supranationale et interétatique sur le modèle de l’Union Européenne, ayant une vocation fonctionnelle. Cette institution pourrait être fondée par la Tunisie, avec un ou deux autres partenaires qui ont entamé leur transition vers la démocratie et l’état de droit. L’objectif pour la Tunisie et ses partenaires initiaux consisterait à créer une dynamique à partir de cette entité commune qui dessinera un ordre juridique supranational (réglementations communes, institutions communes etc.). En offrant un cadre institutionnel régional permettant d’assurer en commun la consolidation des acquis démocratiques des Etats qui auront choisi d’entamer leur transition, l’accès à cette union des démocraties arabes pourrait constituer un objectif attrayant pour les peuples de la région. En effet, l’existence d’une organisation régionale dotée d’un cadre institutionnel interétatique et articulée autour d’un axe démocratique pourrait constituer une perspective attractive pour les Etats de la région qui seraient incités à opérer à leur tour leur transition démocratique afin de prendre part eux aussi à cette construction et de bénéficier des avantages politiques, techniques et économiques de l’intégration. Cette démocratisation par l’incitation a fait ses preuves lorsque les Etats d’Europe Centrale ont modernisé leur législation en matière de droits de l’Homme et de libertés fondamentales afin d’intégrer l’Union Européenne.

Loin de la chimère de la fusion des Etats-nations à la mode sous Nasser et Kadhafi, cette union des démocraties arabes prendrait la forme d’une coopération renforcée par l’institution d’un ordre juridique supranational : des institutions communes pour appliquer des traités auxquels ont adhéré des Etats souverains et indépendants. Quant à l’identité de ces Etats, il n’est pas intéressant de se limiter aux Etats du Maghreb Arabe. Nous avons pu constater l’échec de l’UMA. C’est pourquoi il faut user de pragmatisme et construire les premiers partenariats avec tout pays arabe qui a entamé une transition démocratique et qui a la volonté de mettre en œuvre l’intégration proposée, afin de ne pas mettre en péril ce projet du fait des blocages que certains pays pourraient exercer. Il ne faut pas avoir peur de commencer à petite échelle avec un niveau de coopération renforcé entre un petit nombre de pays pour ensuite préparer l’extension de l’union lorsque celle-ci aura déjà commencé à porter ses fruits pour les membres fondateurs.

>> Lire la suite du texte de cette étude publié sur le site d’Un Monde Librele site francophone d’Atlas Economic Research Foundation

(*) Habib Sayah est étudiant en droit, analyste pour Atlas Economic Research Foundation , fondateur de El Moutwaten

[1] Outre la construction d’un lourd appareil bureaucratique, les écueils à éviter sont l’interventionnisme excessif d’une structure supranationale comme l’Union Européenne en matière de réglementation, mais aussi l’idée illusoire d’une politique étrangère commune parfaitement homogène. A cela s’ajoute le bilan mitigé de la monnaie unique.