Je vous épargnerai aujourd'hui un sujet philosophique (malgré ce jour de baccalauréat) sur une approche de l'utilitarisme à la John Mills ou à la Jérémy Bentham même si l'usage du monde est au coeur du récit de Nicolas Bouvier.
Car justement, cet usage assez finement raconté n'a pas de finalité ni de but: il est là et résonne en nous à travers des rencontres, et des expériences vécues lors de nos voyages, lors ces petites parenthèses qui feront que sortis de ce réceptacle d'émotions, on ne sera pas tout à fait la même personne.
"Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu'il se suffit à lui même. On croit que l'on va faire un voyage mais bientôt c'est le voyage qui vous fait ou vous défait".
L'usage du monde n'est pas un guide touristique même si il évoque les paysages et les habitants de la suisse jusqu'au Passe de Khyber.
Ce n'est pas non plus un atlas géographique ou un livre d'histoire et pourtant on y apprend beaucoup de choses sur les différents pays que va traverser avec un ami peintre notre voyageur romancier: de la Yougoslavie, à la Turquie, en passant par l'Iran et l'Afghanistan, on vit le quotidien plus ou moins réjouissant de deux voyageurs qui découvrent villes et campagnes, paysans, officiers, musiciens,coutumes locales...On devine aussi déjà certains conflits, certaines révolutions à venir (la future révolution iranienne).
Ce n'est pas non plus qu'un récit de voyageur, ni un roman même si on trouve pourtant ici et là des faux airs de "Sur la route" de Jack Kerouac. Les deux livres ont été publiés au début des années 60, et si la folie se retrouve parfois dans les deux ouvrages, le rapport à la temporalité n'est pas identique: chez Kerouac on est dans la nervosité et l'excessivité du temps qui passe, alors que chez Bouvier le temps fait intégralement parti du voyage.
Ce pourrait être un roman philosophique et de réflexions sur notre rapport au monde, à l'autre, au temps qui passe. Et ce sans doute ce qui fait que ce livre ne s'est jamais aussi bien vendu qu'aujourd'hui.
D'abord, nous dit Bouvier à travers toutes ces rencontres, le voyage nous change ou au moins essaie de nous changer.
"A mon retour il s'est trouvé beaucoup de gens qui n'étaient pas partis, pour me dire qu'avec un peu de fantaisie et de concentration, ils voyageaient aussi bien sans lever le cul de leur chaise. Ce sont des forts. Pas moi. J'ai trop besoin de cet appoint concret qu'est le déplacement dans l'espace."
"On voyage pour que les choses changent sans quoi on resterait chez soi".
Mais le voyage nous dit Bouvier ne nous change pas seulement au retour, il modifie également notre positionnement à l’autre durant ce "déplacement dans l'espace"
"Le voyageur fournit des occasions de s'ébrouer mais pas comme-on le croyait-la liberté. Il fait plutôt éprouver une sorte de réduction; privé de son cadre habituel, dépouillé de ses habitudes comme d'un volumineux emballage, le voyageur se trouve ramené à de plus humble proportions. Plus ouvert à la curiosité, à l'intuition, au coup de foudre."
Enfin, certains passages de ce récit nous interrogent au delà de ce rapport au monde sur le rapport que nous avons nous-même face à notre propre existence.
Finalement ce qui constitue l'ossature de l'existence, ce n'est ni la famille, ni la carrière, ni ce que d'autres diront ou penseront de vous, mais quelques instants de cette nature, soulevés par une lévitation plus sereine encore que celle de l'amour, et que la vie nous distribue avec une parcimonie à la mesure de notre faible coeur.
Récit d'aventure, livre d'anticipation historique, atlas géographique, mémorandum philosophique, L'usage du monde est un livre que l'on devrait amener partout.
Un usage d'un monde qui n'est pas une fin mais un moyen de comprendre les autres et se surtout de se comprendre soi-même:
"Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire et vous replace devant ce vide qu'on porte en soi, devant cette espèce d'insufissance centrale de l'âme, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr.
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