20 mai Ajaccio. Je vais enfoncer une porte ouverte, voire même plusieurs. Mais on pardonnera certainement mon innocence et ma naïveté. J’avais gardé intact le souvenir fugace de ma venue dans cette grande ville, qui date de mon premier voyage en avion. Un voyage rendu possible grâce au Comité d’Entreprise de mon père, quand j’étais encore en âge de suivre mes parents. L’avion était à hélices. Le transport qui s’est effectué sur place en autocar autour de l’île s’est révélé un peu chaotique, mais je me souviens que cet antique véhicule s’était arrêté devant l’allée bordée d’arbres d’une villa, celle de Tino Rossi, où une silhouette en carton placée en bout de piste, aidait les passants d’un jour à croire que le chanteur était chez lui. Tout les passagers du car s’étaient levé. Ils n’en croyaient pas leurs yeux !
Je suis certain que les plus jeunes générations ont oublié la voix de velours un peu feutrée et parfois haut perchée qui ne nous enchantait pas seulement à Noël. Sa popularité, acquise majoritairement par la radio est certainement équivalente à celle des stars des années soixante dont nous prolongeons régulièrement la carrière dans le revival cyclique des années yéyé. Mais ici, la voix corse, et d’abord corse, continue d’enchanter, surtout dans ce restaurant où les langoustes cachent les spaghettis tellement elles sont grosses et serrées. Judicaël et Philippe sont tellement absorbés par l’extraction de la chair délicate de ces délicieuses créatures que je ne veux pas troubler leur quête par l’évocation de mes souvenirs.
De toutes les photos du studio Harcourt et des autres photographes de l’époque d’or d’avant et après-guerre accrochées aux murs du restaurant, semblent sourdre cette musique de mémoire dans laquelle passe pour moi l’image des repas du soir en famille, rythmés par Radio Luxembourg.
Mais si je m’attendais à Tino, je ne pensais pas que la mémoire de Napoléon ; je préfère dire de Bonaparte, en raison du contexte méditerranéen de ma venue, était aussi bien accrochée au quotidien.
En dehors de ceux qui sont consacrés aux itinéraires culturels, je ne m’approche des événements d’officialité locale que par hasard, mais une fois de plus ce hasard a été favorable à la compréhension de ce qui marque l’identité locale. Devant le monument à la Légion d’Honneur, s’élevait le son d’un discours que je suis allé écouter de plus près. Il y avait là, bien alignés et bien habillés, une série de grognards portant bonnets noir et plumeau rouge, des joueurs de tambour, ainsi que des gradés au bicorne transversal. Plus loin, une compagnie variée de cantinières, de dames d’honneur et de porteurs de médailles. Tous très sérieux, très imbus de l’importance de la représentation à laquelle ils participaient.
Puis, une fois le long discours historique sur l’origine de la distinction menée à son terme, est venu le temps de ranimer la flamme, aux pieds d’un empereur à la romaine. Rien moins qu’un préfet, un général et un maire ont porté ensemble cette tâche symbolique et récurrente. Il n’y avait pas foule en ce début de soirée où la chaleur cédait le pas aux cris des oiseaux. Mais pourtant la succession des gestes, tous voulus solennels, augurait l’idée d’un temps qui passe, intact et intangible, dans la mémoire célébrée du compatriote, de l’apprenti militaire, du général conquérant, de l'Empereur adulé et de l’exilé.
Je comprends encore mieux, après avoir parcouru les rues étroites du centre historique où, même durant la nuit, le verbe est haut et les voitures explosives, mais aussi après après avoir traversé les rues commerçantes à l’heure où les lycéens, quasiment tous motorisés, manifestent un esprit de compétition pétaradante et enfin, après avoir vu l’alignement des énormes ferries, combien de pouvoir et de richesse se concentrent ici. La ville capitale, symbole des héritages napoléoniens ne m’est pas apparue attirante au point de chercher à y décrire des cercles de découverte dans les rues nocturnes. Construite, sans doute sur-construite, elle semble ne pas se lasser de son trop plein de tout, y compris de grognards.
Il faudra donc en discuter. Comment relier en effet l’Empereur et ses campagnes sanglantes à l’espace méditerranéen, alors que le futur Consul, écarté vers l’Egypte épidémique et guerrière, commence du côté des pestiférés de Jaffa, l’apprentissage du marketing politique et transforme une défaite, somme toute peu glorieuse, en une reconnaissance de sa renommée naissante et modèle avec des peintres et des écrivains complices un sous bassement pour sa légende.
Mais je voudrais bien envisager, par contre, comment amener cet empereur à célébrer par cet itinéraire sa vraie conquête, celle d’un déploiement scientifique et artistique pluridisciplinaire qui inaugure en Egypte le travail en regards croisés et permet à des scientifiques aussi bien de poser des énigmes que de les résoudre, mais aussi de relever systématiquement ce qui est de l’ordre de l’autre ; que cet exotisme s’exprime dans l’architecture, la coutume ou le décors, ou bien encore dans la coexistence avec des animaux et des plantes inconnus. Toutes démarches qui appellent à franchir la barrière des langues, des religions et des usages de la nature.
Au dessus de la réunion des élus qui jouxtait le port, planait ainsi l’aigle de l’Empereur. A eux de décider maintenant si l’enjeu d’un Bonaparte qui aborde l’autre rive, vaut toute une histoire, d’hier à aujourd’hui.