La détérioration rapide de la situation au Yémen, après quatre mois de troubles, a conduit l’Arabie saoudite à intervenir et à changer de posture, évoluant d’un soutien au président ’Ali ‘Abdallah Saleh, jusqu’ici considéré comme le garant de la stabilité du pays, à son abandon ; le maintien au pouvoir de ce dernier étant désormais perçu comme la principale source d’instabilité au Yémen. Le refus, le 22 mai, du président Saleh d’accepter le compromis « saoudien » porté par le Conseil de Coopération des Etats arabes du Golfe : démission contre impunité, est en grande partie à l’origine de ce revirement.
L’Arabie saoudite a toujours joué un rôle dans les affaires internes du Yémen en soutenant des factions opposées, quitte à nouer des alliances souvent contre nature (notamment avec les socialistes du Sud-Yémen en 1994) , en finançant des responsables politiques et des chefs de tribus, en facilitant la propagation du salafisme wahhabite dans l’objectif inavoué d’empêcher l’émergence d’un Etat central puissant, unifié et en conséquence menaçant.
Le lâchage politique de Saleh, hospitalisé à Riyadh à la suite d’un attentat commis le 3 juin dans la mosquée du complexe présidentiel à Sana’a, contraint l’Arabie à trouver une alternative susceptible de satisfaire ses propres objectifs politiques et diplomatiques qui, dans le même temps, sera acceptable pour le mouvement de révolte civile « la jeunesse »), dépourvu de chef clairement identifié et sur lequel Riyadh n’a, semble-t-il, pas prise.
La gestion du dossier yéménite par les autorités gouvernementales saoudiennes n’est pas le fait du ministre des affaires étrangères, Sa’oud al-Fayçal, mais un dossier réservé du prince héritier Sultan bin ‘Abdel’aziz, par ailleurs ministre de la défense, placé à la tête d’une structure ad-hoc : la commission mixte saoudo-yéménite. La détérioration continuelle de l’état de santé de Sultan, désormais incapable d’assumer ses fonctions, a néanmoins provoqué la quasi-mise en sommeil de la commission, dont le périmètre s’est réduit à la seule coopération économique et financière.
Etat de fait qui coïncidait d’ailleurs avec un intérêt moins marqué des autorités saoudiennes pour la situation yéménite, à un changement de génération des décideurs yéménites (fils du président Saleh, clan al-Ahmar) moins proches des princes saoudiens que leurs aînés, jusqu’à l’apparition de troubles frontaliers en 2009 nécessitant l’intervention de l’armée saoudienne contre la rébellion nordiste houthiste (« Guerre de Sa’dah »).
La gestion du dossier yéménite semble actuellement relever de l’autorité du prince Nayef bin ‘Abdel’aziz, frère de Sultan ; ministre de l’intérieur et numéro trois du Royaume. La raison structurelle qui préside à cette étrange répartition des dossiers diplomatiques, qui n’a rien d’exceptionnel dans la politique étrangère saoudienne, tient surtout à ce que le Yémen est essentiellement considéré sous l’angle de la sécurité, du risque terroriste, du renseignement et des affaires tribales.
Mohammed bin Nayef, vice-ministre de l’intérieur ; fils du ministre de l’intérieur, gère ainsi les questions liées au risque terroriste, en l’occurrence la menace que fait peser al-Qa’ida dans la Péninsule arabique, franchise yéménite du réseau terroriste qui compte dans ses rangs de nombreux Saoudiens. Miqrin bin ‘Abdel’aziz, chef des services de renseignement ; demi-frère de Sultan, Nayef et du roi Abdallah, est également impliqué dans la gestion du dossier en ce qui concerne les activités illégales transfrontalières (criminalité, infiltration de terroristes, surveillance des « rebelles » nordistes houthistes). Khaled bin Sultan, fils du prince héritier, a dirigé les opérations militaires, avec un succès mitigé, lors des affrontements entre troupes saoudiennes et rebelles houthistes à la fin de l’année 2009.
Nayef est un conservateur, ministre de l’intérieur depuis 35 ans oblige ; réactionnaire, par nature ; proche des islamistes, par conviction. Il semble ainsi privilégier une sortie de crise au profit d’’Ali Mohsen Saleh al-Ahmar, le général rebelle ayant rallié l’opposition le 20 mars, apparenté au président Saleh, et lui-même très proches des milieux salafistes extrémistes.
Riyadh dispose de nombreuses autres options au Yémen : en particulier, la famille al-Ahmar, à la tête de la rébellion tribale, avec laquelle les princes entretiennent des relations anciennes et privilégiées. Le cheikh Aballah bin Hussein al-Ahmar, ancien chef de la confédération tribale des Hashed (dont sont membres le président Saleh et Ali Mohsen) ; ancien président du Parlement et chef du parti d’opposition al-Islah a toujours pu bénéficier des largesses de Riyad ; il est mort dans la capitale saoudienne en 2007. Depuis le début du mois de juin, ses dix fils n’ont de cesse de vanter les mérites du royaume saoudien dans l’espoir de voir Riyadh peser de son poids dans le choix d’une transition politique en faveur de leur clan.
Il est néanmoins improbable que le choix d’’Ali Mohsen ou celui des cheiks al-Ahmar puisse satisfaire les aspirations de l’opposition civile (mouvement de la jeunesse et coalition des partis d’opposition) tant la rupture avec l’ancien régime apparaîtrait dérisoire.
Riyadh entretient également des relations étroites avec des chefs de tribus de l’autre confédération, numériquement plus forte, politiquement plus faible, celle des Bakil. Le rapprochement s’est opéré à mesure de l’incapacité grandissante des Hashed à remplir, au profit de Riyadh, le rôle de « force d’interposition » contre la rébellion houthiste, menaçant la stabilité à la frontière.
Autre carte possible : les islamistes du parti d’opposition al-Islah, tendance Frères musulmans, largement impliqués dans la contestation du régime, même si rien n’indique, pour l’heure, qu’ils soient prêts à faire allégeance à Riyadh et qu’ils puissent recueillir l’assentiment de la population.
Les autorités saoudiennes sont désormais placées devant un dilemme :
- la nécessité de restaurer la stabilité et la sécurité au Yémen pour évacuer tout risque terroriste (al-Qa’ida dans la Péninsule arabique désigne le Royaume parmi ses cibles) et écarter la menace d’une instabilité à la frontière, qu’elle procède de l’agitation des tribus ou de l’incapacité de l’état central à contenir les rebelles nordistes ;
- seule une transition politique rapide permettra d’assurer le rétablissement de la sécurité, au risque, pour Riyadh, de voir émerger un nouveau gouvernement plus favorable à l’instauration d’un régime démocratique, dont l’Arabie saoudite ne veut pas, qu’au maintien de l’influence saoudienne au Yémen.
Riyadh dispose néanmoins d’un atout considérable : une puissance financière intacte et la possibilité de menacer le Yémen d’une cessation de son aide budgétaire, jusqu’ici nécessaire pour assurer le financement des projets d’investissement des autorités yéménites.