« Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, la Ville-de-Montereau, près de partir, fumait à gros tourbillons devant le quai Saint-Bernard. »
Si vous n'avez pas encore lu L'Éducation sentimentale de Gustave Flaubert (ci-dessus l'incipit), rassurez-vous c'était encore mon cas le mois dernier, et que vous désirez combler cette lacune dans votre culture littéraire, sachez qu'après sa première lecture il ne vous restera qu'une chose à faire : relire une deuxième fois (plus rapidement) cette œuvre tant elle est foisonnante ; et pourtant il ne s'y passe pas grand'chose (1), n'attendez pas d'y trouver des détails croustillants, vous ne vous apprêtez pas à lire la Confession sexuelle d'un anonyme russe (1912)!
D'où vient ce paradoxe? C'est ce que je me propose d'expliciter.
Mais partons d'abord de ce titre : L'Éducation sentimentale (2), il renvoie évidemment à la notion de roman d'apprentissage surtout si l'on considère le sous-titre que lui a donné Flaubert - Histoire d'un jeune homme. Frédéric, dix-huit ans au début du livre, cheveux longs, fait la connaissance sur le bateau à vapeur qui le ramène chez sa mère d'une jolie femme mariée, Madame Arnoux, quinze ans de plus que lui environ, dont il tombe éperdument amoureux, les trentenaires l'attirent. La quête de cet amour, les chassés-croisés entre Frédéric et Marie (ou Angèle, les deux prénoms sont cités comme celui de l'héroïne), seront le principal argument du roman où vient se greffer l'Histoire, en l'occurrence celle de 1848 qui vit la proclamation de la IIe république, on se souvient de Lamartine, du socialiste Louis Blanc, des ateliers nationaux, ou encore de l'ouvrier Albert.
Si Frédéric ne s'en mêle pas vraiment, il reste spectateur, il n'en est pas la dupe contrairement à Fabrice Del Dongo à Waterloo (cf. La Chartreuse de Parme). Et tout au fond serait simple si notre ami ne courrait plusieurs... hases à la fois. Éducation sentimentale oblige. C'est que Flaubert a voulu peindre un velléitaire dont « la vie [lire : de Frédéric Moreau] est tout aussi inconsistante que le monde qui l'entoure ; ni dans l'ordre du lyrisme ni sur le plan de la contestation son intériorité ne possède de puissance pathétique capable de faire face à cette inanité » (Georg Lukács, « La théorie du roman » 1920), et que d'occasions ratées : la politique, l'œuvre littéraire, et bien sûr le grand amour. Hélas! Madame Arnoux, « Quelle bourgeoise! », dit-il p. 181, associe au souci des convenances des manières de caprices, comme elle le reconnaît volontiers : « J'ai l'air d'une coquette », p. 372
Et leur attirance mutuelle ne débouchera sur rien de très concret. La révolution de 1848 malgré tous les morts laissés sur le pavé (Haussmann n'est pas encore passé par là) n'aura guère plus de résultats durables et elle tournera à la dictature impériale.
Mais par la grâce d'une profusion de verbes à l'imparfait - on a l'impression que Flaubert utilise ce temps comme Louis-Ferdinand Céline utilisera plus tard les points de suspension - par de savantes énumérations (3), l'auteur nous donne à saisir la substance du temps qui s'écoule, ce n'est pas rien et cela annonce une œuvre majeure du XXe siècle qui a à voir avec le temps qui fuit et sa recherche incessante pour en reconstituer l'essence :
« Mme Arnoux suffoquait un peu. Elle s'approcha de la fenêtre pour respirer. De l'autre côté de la rue, sur le trottoir, un emballeur en manches de chemise clouait une caisse. Des fiacres passaient. »
(2ème partie, chapitre V, p. 343)
Notes
(1) je me réfèrerai à l'édition « GF Flammarion », 2003
(2) voir à ce sujet le numéro d'avril 1995 du Magazine littéraire, en particulier, p. 45 à 48, l'article de Pierre-Marc de Biasi « L'Éducation sentimentale histoire d'un titre »
(3) recyclées plus tard dans Bouvard et Pécuchet
Post-scriptum : dans son édition parue vendredi (week-end des 1er, 2 et 3 juillet) le quotidien économique Les Échos livre son supplément mensuel Enjeux Les Échos qui comporte un dossier remarquable de 36 pages intitulé : « 1848, le premier printemps des peuples »