Comment la Quête de l’Absolu, après s’être désacralisée, a pu après Dieu, passer aux grandes utopies du XXème siècle… Cependant, il est intéressant qu’un ouvrage de Tzvetan Todorov, regroupe trois personnalités sur « une quête de l’absolu plus personnelle, désidéologisée et porteuse d’interrogations profondes : Que signifie et comment être soi-même ? Comment révéler de la façon la plus éclatante les mille possibilités de l’être ? Comment, malgré notre condition d’être fini et matériel, atteindre l’infini et le sublime ? » C’est un article d’Amélie Neuve-Eglise, ( spécialiste de l’islam mystique ) qui écrit les mots ci-dessous, et qui me touchent ...
Oscar Wilde, nouvel apôtre d’une religion de la beauté :
Dans cette recherche de perfection esthétique et pour atteindre la réalité de son être, l’homme ne peut trouver de ressources qu’en lui-même et non au sein d’une société qui étoufferait le vrai moi. (…)
L’individualisme extrême impliqué par cette conception où le soi et son épanouissement sont érigés en valeurs centrales nie toute la dimension sociale de l’homme et ne mesure la valeur de l’autre qu’à l’aune de son apparence physique. Dès lors, certaines interrogations fondamentales surgissent : le beau est-il supérieur au bien ? …L’autre est instrumentalisé : support de l’art ou incarnation d’une certaine forme de beauté. Atomisé, dépourvu de véritable relation avec les autres, l’esthète de Wilde ne peut donc que constater l’inutilité de toute conscience ou morale.La création artistique comme fin ultime de l’existence : Rainer Maria Rilke
Rainer Maria Rilke ( ) , poète allemand de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, érige quant à lui la création artistique en but ultime et unique de l’existence.
Selon Rilke, "tout ce qui est infini réside à l’intérieur de l’homme isolé : là se produisent les miracles, les accomplissements, là se surmontent les épreuves". Rompant avec une conception commune, il va jusqu’à affirmer que même l’amour ne peut se développer et atteindre son sens le plus profond que dans la solitude, car tout amour est appelé à dépasser son attachement particulier envers l’être aimé pour s’ouvrir à la beauté du monde en général afin de la saisir dans son universalité : "Dans un poème qui me réussit il y a beaucoup plus de réalité que dans toute relation ou inclination que je vis ; où je créé je suis vrai, et je voudrais trouver la force de fonder ma vie intégralement sur cette vérité"
Rilke n’a cependant pas trouvé la joie et l’épanouissement escompté dans son art. Il éprouva ainsi à plusieurs reprises des déchirements profonds entre l’amour d’êtres particuliers et son désir ultime d’atteindre l’universel : si une personne en aime une autre, alors une partie d’elle-même lui échappe, une partie de son amour a été mobilisée sur un autre être, alors que son existence - ou du moins celle du poète telle qu’elle est envisagée par Rilke - doit être exclusivement et dans son intégralité consacrée à saisir toute l’intensité et la profondeur du réel au-delà de la diversité des apparences. L’amour de l’écriture n’aura donc pas suffit à calmer l’angoisse existentielle de ce perpétuel "exilé à l’intérieur de lui-même" qui, au prix de bien des souffrances, sacrifia son existence et ses sentiments personnels sur l’autel de l’art et du sublime.
Marina Tsvetaeva : l’art par et pour le monde
L’œuvre de Marina Tsvetaeva, poétesse russe du XXe siècle qui, comme l’affirme Todorov, "Tout en aspirant à atteindre l’absolu […], refuse de privilégier l’existence au détriment de la création, comme le faisant Wilde, ou l’art au détriment de l’existence, comme Rilke, mais voudrait que les deux voies soient mesurées à la même aune"
Ainsi, contrairement à Rilke, elle refuse d’opposer existence et création et n’érige pas cette dernière en absolu. Pour Tsvetaeva, l’art n’est que l’enfant du spirituel et du matériel, et l’artiste doit vivre dans et avec le monde pour chercher, au travers de la création artistique, à en révéler l’intensité et les dimensions invisibles. Il existe donc une symbiose profonde entre art et existence concrète. Aux antipodes de Rilke, elle puise donc dans sa vie quotidienne même les ressources d’une création poétique foisonnante : "Je ne vis pas pour écrire des vers, j’écris des vers pour vivre". Son état d’esprit rejoint donc en quelque sorte celui des humanistes contemporains, qui préfèrent les individus et êtres concrets aux abstractions et schémas de l’esprit. Ainsi, la poétesse russe cherchera à atteindre "son" absolu au travers de ses relations avec les autres, en faisant l’expérience de sentiments purs et extrêmes et d’amours fous bientôt suivis de profondes déceptions.
Todorov nous présente en filigrane l’une des facettes de l’évolution des sociétés occidentales qui, de façon croissante, se sont faits les hérauts d’une certaine "humanisation" de la transcendance en la situant non pas dans un au-delà incertain, mais en l’ancrant au sein de l’existence même. Dans ce contexte, il appartient à l’artiste de la révéler dans les détails les plus infimes de la vie.
Source des élans les plus vifs et des crises existentielles les plus profondes, la quête de l’absolu ne doit donc pas être vécue de façon manichéenne en opposition avec l’existence terrestre, mais doit être recherchée en son propre sein sans en négliger aucun aspect, la beauté se trouvant parfois là où l’on pourrait s’y attendre le moins. Loin d’être en opposition avec la trivialité de la vie, la quête du beau lui est intimement liée, et, comme Baudelaire l’a magnifiquement exprimé, il appartient au poète d’en révéler les mille facettes insoupçonnées :
Ô vous ! Soyez témoins que j’ai fait mon devoir
Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte.
Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence,
Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or
Baudelaire )
Situé à la frontière entre spiritualisme pur et matérialisme excessif, l’art demeure donc une des matrices essentielles de cette quête du beau en tant que moyen permettant de, pour reprendre une expression de Schelling, "représenter l’infini de façon finie". Au-delà de cela, l’ouvrage de Todorov nous invite à une réflexion sur l’être humain et son constant déchirement entre ciel et terre, entre vie concrète et perpétuel désir d’évasion au-delà de lamatérialité de l’existence.