Cette année, au cours d'une soirée hivernale, je tombai sur un fascinant reportage ayant pour thème la vie de Vaslav Nijinski, le danseur le plus illustre du siècle passé. Entre interview de John Neumeier, célébrissime chorégraphe, reconstitution des chefs d'œuvres que Nijinski avait créés, photographies de ses performances, tableaux qu'il avait peints, je fus le plus impressionnée par des extraits d'un livre assez confidentiel... Le lendemain, je me ruai à la Fnac de ma petite ville de province, tentant de trouver le-dit ouvrage. Peine perdue ! Je revins dépitée à la maison, et finis par en toucher un mot à ma mère. Deux semaines plus tard, le jour de mon anniversaire, elle me tendit un petit paquet. "Amazon est mon ami", rit-elle. Les yeux brillants, je déchirai le papier, et découvris enfin le trésor que j'avais tant recherché...
Le compositeur Igor Stravinski et Vaslav Nijinski en costume de Petrouchka, en 1911.
Vaslav Fomitch Nijinski, personnage fascinant, naît à Kiev le 12 mars 1889 au sein d'un couple de danseurs polonais expatriés. L'art de Terpsichore est donc dans ce foyer itinérant une véritable vocation, si bien que les enfants du couple héritent du don précieux de se mouvoir avec élégance. Bronislava, la soeur cadette, a sans conteste du talent. Vaslav, son frère, est un génie. Alors que son père quitte le domicile familial, le jeune garçon entre à l’école de Ballet du Mariinsky. Sa mère, en proie à des difficultés économiques, peine à payer ses études. Heureusement, Vaslav sait convaincre. Un jour, une célèbre danseuse vint regarder le cours des jeunes hommes qui parachevaient leur formation. Elle remarque un garçon trapu, au visage sauvage. « Nijinski ?, s’étonne son professeur. Ce diable là ne peut jamais retomber sur la musique ». Voici en effet le plus incroyable des talents du danseur : un saut, un « rebond » exceptionnel, d’une hauteur et d’une souplesse jamais vue ni égalée, qui firent de lui une légende. Embauché par le ballet impérial en 1907, le jeune homme débuta une brillante carrière, mais son tempérament rebelle lui faisant oublier les bienséances, il fut licencié du Mariinsky suite à un costume trop osé, dans lequel il aurait dansé devant le Tsar lui-même. Le prodige est alors recueilli par Serge Diaghilev, imprésario et critique d’Art. Celui-ci l’emmène à Paris, où il forme la célèbre troupe des Ballets Russes, enflammèrent la capitale avec des chorégraphies telles que Shéhérazade, Petrouchka, l’Oiseau de feu, le Spectre de la Rose. Diaghilev confie au danseur adulé par la critique et les spectateurs la création de plusieurs pièces, devenues mythiques : entre 1909 et 1914 apparaissent l’Après midi d’un faune, Jeux, le Sacre du Printemps. D’une étonnante modernité, totalement en rupture avec les canons classiques de l’époque, elles choquent et marquent les esprits, sont huées, descendues en flamme par la critique. D’autres crient au chef-d’œuvre. Mais Nijinski, dont Diaghilev a fait son amant, étouffe. En voyage en Amérique, il rencontre la jeune Romola de Poulszky, qu’il épouse en 1903. Triple fureur de Diaghilev : celle de l’amant trahi, celle du créateur qui perd le contrôle de son Pygmalion et celle du chef d’entreprise floué. Vaslav est licencié de nouveau. Qu’importe, il continue de tourner et de créer. Mais la vie le rattrape. A l’aube de la première guerre mondiale, il ne peut plus créer pour raisons financières. Sa dernière chorégraphie est Till l’espiègle, en 1916, alors qu’il ne danse plus que sporadiquement. Le danseur s’enferme dans un mutisme troublant, et manifeste parfois de violentes colères. Le couperet tombe : il est devenu schizophrène. Il donne son dernier récital en 1919, puis est immédiatement interné en Suisse, où il résidera avec sa femme et ses deux filles, Kyra et Tamara. Il mourra sans avoir recouvré ses esprits, le 8 avril 1950, à Londres.Pour le danseur, l’écriture d’un journal intime devient un moyen sans complaisance et sans concession de faire le point sur la mal qui est en train de l’envahir. Son psychiatre (qui aurait été pendant cette période l’amant de sa femme) lui-même n’a pas accès à ce témoignage couché sur le papier par un être dans la tourmente. Le plus cruel pour Vaslav est que tout le monde semble le craindre, le regarde tel un sot, un fou. Le pathétisme devient total lorsqu’il se déclare «clown de Dieu », lui pour qui son état tantôt extatique tantôt désespéré est justement le fruit de ce «mariage à Dieu » qu’il a vécu lors de sa dernière représentation publique. Le voilà chargé des pires supplices de l’humanité, perdu dans sa créativité qui ne peut plus être exprimée par la danse, maîtrise qu’il n’a pas perdue, mais qu’il ne semble plus vouloir utiliser. Cette danse qui ne lui est plus d’aucun secours. Reste alors l’écriture, simple, pleine de fautes de langue, entachée par les usages du russe et polonais. Enfantine. Terriblement sincère. Touchante. Vraie.
Vaclav suscitait l’admiration ; il ne provoque plus que la pitié. La conscience de ce phénomène lui fait exprimer ses propres théories sur la vie, fruit de son esprit où tout s’entrechoque et s’entremêle, échappant à toute logique. Voire un être critiquer une société de consommation, la surexploitation des terres, l’horreur de la guerre, et dire qu’il n’est qu’un fou parmi tant d’autres, voilà le plus ébahissant, d’autant plus que ces pensées arrivent comme à contretemps, cent ans plus tôt. Un fou aux visions mystiques, qui déclare qu’un Dieu d’amour est présent chez lui, un être qui oppose sentiment et ressenti (capacité à comprendre l’autre intuitivement, et celle de pouvoir percevoir son idée par une réflexion), quand il ne se pense pas Dieu lui-même. S’ensuivent des passages hilarants, tant ils semblent dénués de sens quelconque, échapper à un esprit sain. Tantôt s’enchaînent des passages involontairement poétiques, parce que sincères, parce que chargés de bons sentiments, véhiculant un message enfantin de respect et d’amour, dans le contexte d’une guerre mondiale dévastatrice. D’autres sont des confessions extrêmement intimes du danseur, qui mettent mal à l’aise, tant ils sont clairs et sans souci d’embellissement de la réalité. Ce furent ceux-là que Romola , soucieuse de garder intacte la mémoire de son mari, censura, réduisant d'un tiers la t'aille de l'ouvrage !
Je ne puis exprimer réellement par mots ce que j’ai pensé de ce recueil. Il faut le «ressentir ». Un cri de souffrance qui s’est perdu, un être qui est parti pour ne revenir que sous forme d’esprit tourmenté... Cela ne laisse personne indifférent. Je ne sais, au demeurant, si ce carnet est l'eouvre d'un fou ou d'un génie. Toujours est-il que je me souviendrai toute ma vie de cette sentence :
"On m'a dit que j'étais fou. Je croyais que j'étais vivant. Ma folie, c'est l'amour de l'humanité."
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