En rangeant de vieux papiers, j'ai retrouvé cette interview inédite d'Emmanuel Jouanne (1960-2008). Elle n'est pas datée, mais divers indices suggèrent qu'elle a été réalisée au cours de l'année 1982, après la sortie de son premier roman, Damiers imaginaires. Je la livre telle quelle, en guise de contribution à l'histoire de la science-fiction française moderne.
RCW - Une douzaine de nouvelles professionnelles, un roman édité chez Denoël, des traductions, des critiques, plus quelques participations faniques sous diverses formes… En trois ans, tu es devenu un auteur plutôt connu — ça doit alimenter ta mégalomanie personnelle, non ?
EJ - Une rectification, d'abord : tu dis « en trois ans », alors qu'il y a près de dix ans que je travaille — même si les premières années ont été jalonnées d'erreurs en tous genres, il n'en reste pas moins qu'elles ont pesé considérablement. Et quand je dis « pesé », crois-moi… Pour ce qui est de la mégalomanie… C'est une appréciation qui exige une référence à la valeur supposée « desautres », et je me refuse à porter de tels jugements. la littérature (aïe ! ça va faire hurler les pépés dans leurs foyers, ça !) n'est pas le lieu de tels jugements. Et si tu tiens à parler de mégalomanie, va voir les sportifs ou les critiques…
RCW - Le problème de la critique, des jugements — de valeur ou autres — semble te préoccuper, non ?
EJ - Un peu beaucoup, oui ! C'est un énorme problème lorsque tu essaies de créer, parce que les critères utilisés par les critiques pour estimere ton œuvre, et donc la présenter aux lecteurs — et c'est pour ça que le problème est urgent — sont forgés à partir de leurs lectures précédentes. Par conséquent, le neuf est examiné avec de vieux yeux, la différence est considérée comme un manquement, et donc une erreur. Il y a une nécessité pressante d'habituer les critiques à lire un livre en fonction de l'œuvre elle-même, et par conséquent des valeurs qui sont compatibles avec lui, et de l'estimer de cette manière. Dire d'un livre qu'il est raté parce qu'il a manqué son propos me semble la seule possibilité adéquate de dire d'un livre qu'il est raté.
RCW - La critique devrait donc être, selon toi, non une recherche de l'objectivité mais un travail découlant de la subjectivité propre de chaque ouvrage critiqué ?
EJ - Attention ! Un livre est à la fois objectif et subjectif. Il n'y a pas une subjectivité, mais plusieurs, et de mon point de vue l'objectivité n'est rien d'autre qu'une polysubjectivité, ou une intersection de subjectivités. Chaque lecteur est en quelque sorte prévu par le livre, et le texte rédigé en conséquence. Les discours y sont mêlés de façon à être claisr pour le plus grand nombre de lecteurs possible. Maintenant, il est en effet possible de fixer comme but à l'activité critique de décrypter la réalité même du texte en fonction de ces multiples subjectivités, et donc, d'une certaine manière, objectivement.
RCW - D'une certaine manière… Mais, pour qu'il y ait décryptage, il faut peut-être que l'auteur ait codé son texte…
EJ - Le codage est là de toute façon. Il est la seule chose qui varie d'un livre à l'autre. Sinon, les mots sont tous identiques.
RCW - Par exemple, quel genre — si genre il y a — de codage as-tu utilisé pour Damiers imaginaires ?
EJ - J'avais décidé de bâtir le livre à l'image de ce dont je parlais : terne, plein de trous, ambigu, et ainsi de suite. Pour voir. Pour voir si cette structure entrait en résonance avec le sujet. Et à mon avis, c'est bien le cas dans les Damiers. L'histoire apparaît à la fois comme folle, bancale, déprimante, pesante. De mon point de vue, c'est une réussite. Du point de vue des critiques, c'est autre chose, ouh la la ! Mais je crois — j'espère — que les lecteurs sont plus ouverts, et apprendront très vite à ne pas attribuer au livre ce qui appartient à l'histoire.
RCW - La structure dépend donc de la logique interne du texte ?
EJ - Exactement. Pour employer une image issue des mathématiques, on pourrait dire que la structure et le récit sont liés par homotétie. J'espère que quelques-uns trouveront cette image éclairante. Il y a une chose que je redoute par-dessus tout, mais que je ne vois pas très bien comment éviter, étant donné que la bêtise crasse de certains critiques m'oblige à livrer une explication de mon propos, c'est de devenir trop théorique. Écrire est un acte immédiat. Ce que j'explique, là, maintenant, c'est ma façon de percevoir, ma façon d'être ; je ne veux pas qu'on croie que je cherche à faire de mes b ouquins des exemples de mes idées sur la littérature. je n 'ai pas d'idées sur la littérature. J'ai juste une manière d'écrire, de laquelle il faut que je m'accommode.
RCW - Une manière d'écrire issue de ta façon de vivre… disons même de ce que tu as vécu. On est en fonction de son passé propre ?
EJ - Oui. Oh, je suis censé parler de moi ? Oh. je pèse soixante-treize kilos, je mesure… C'est ça que tu veux ? Non, je refuse de donner quelque carte d'identité que ce soit. Tant pis pour vous !
(à suivre)