On a beau lire les détails qui ont paru sur le projet de sortie de nucléaire de l'Allemagne [1], aucune mesure à ce jour ne semble être destinée à changer significativement les comportements, encourager la sobriété énergétique, diminuer la demande en énergie, réduire la croissance économique : ni taxe carbone, ni quota énergétique, ni limitation de la vitesse des voitures, ni plan de descente énergétique, ni décroissance du PIB, ni relocalisation, ...
Les experts de Negawatt, les partisans de la taxe carbone, les économistes écologistes , les promoteurs des villes en transition, ... se sont-ils tous trompés ? Sortir du nucléaire en réduisant les gaz à effet de serre ne nécessiterait pas, en fait, de telles mesures impopulaires ? Serait il possible de limiter l'effet rebond sans mesures contraignantes ? [2]
A moins que, plus vraisemblablement, les Allemands aient décidé de ne plus participer à la lutte contre le réchauffement climatique. [3]
Ce ne seraient pas les seuls : le jour où ils annonçaient leur sortie du nucléaire, l'AIE publiait que le record mondial absolu de concentration de CO2 était dépassé [4]. La veille, le Japon et le Canada annonçaient qu'ils ne se signeraient pas d'accord climatique pour remplacer Kyoto - ils pourront ainsi remplacer Fukushima par des centrales au gaz et développer sans contraintes les schistes bitumineux. Tous les pays se ruent sur les dernières réserves fossiles, dont les gaz des schistes. On est sur la trajectoire des pires scénarios du GIEC, et on continue !
Kyoto est donc mort, et Merkel en tire probablement les conséquences. Ses finances publiques et son industrie vont permettre à l'Allemagne d'investir dans les EnR et la rénovation thermique afin de compenser partiellement la sortie rapide du nucléaire, mais sans réduire la part des énergies fossiles. Pendant deux décennies au moins, alors qu'il a urgence à réduire les émissions de CO2 et des énergies fossiles, elle continuera sans complexe à maintenir ou laisser filer ses émissions ( qui ont augmentées de 4,8R6#160; dans les 12 derniers mois), à consommer autant, à construire des centrales au charbon (détaxé) et au gaz, des gazoducs, ... [ 5]
En néo-libérale, Merkel a choisi une voie "business as usual", sans sobriété énergétique, sans changement des comportements, sans re-équilibrage des richesses entre Nord et Sud, plein de green techs (dont la séquestration du CO2 [8], écologiquement discutable ) et d'exploitation des dernières ressources fossiles, dans le déni du Peak-Oil et en sacrifiant la lutte contre le réchauffement climatique.
Son plan rallie, de fait, l'Allemagne aux autres pays opposés à Kyoto, refusant d'imposer des restrictions et comptant essentiellement sur des technologies à venir pour prétendre résoudre le problème climatique.
Il sera donc encore plus difficile de stabiliser le climat à un niveau de réchauffement global de moins de 2°C. Mais comme les principales victimes ne votent pas [6], les dirigeants arbitrent dans le sens de leurs intérêts court-termistes. Les citoyens Allemands se lamenteront sur les dérèglements climatiques, sécheresses, catastrophes naturelles, famines, réfugiés, guerres provoquées par le réchauffement climatique.... ils parleront de solidarité nord-sud, accords internationaux, bla bla bla... Mais ça ne les empêchera pas de rouler en grosses voitures [7], ni de prendre l'avion, ni de consommer encore et toujours plus..... tant que ça dure.
Faute de sobriété énergétique, sans volonté politique de réduire rapidement les émissions de CO2 et les importations d'hydrocarbures, les Allemands, en fermant leurs centrales nucléaires rapidement pour des raisons électorales, tourneraient paradoxalement le dos à leur principal penseur de l'écologie, Hans Jonas, qui écrivait : "Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d'une telle vie" .
Une autre voie est pourtant possible, basée sur une décroissance choisie de la consommation énergétique (sobriété + efficacité), la solidarité et le partage du bien commun que constitue l'énergie, la préparation au peak-oil et autres pics (gaziers, matière première,...), le souci de préserver le climat pour les générations futures.
Les Anglais semblent prendre cette direction [9], qui évite de mettre la charrue avant les bœufs [10] , pose la sobriété énergétique et la transition vers un autre mode de développement comme priorité, voire comme préalable à l'arrêt des centrales nucléaires pour éviter le scénarios qu'on voit à l'œuvre.
Ce choix de la réduction de la demande énergétique doit se traduire par des mesures politiques difficiles à expliquer, potentiellement impopulaires et qui doivent recevoir l’adhésion des citoyens, car il s'agit de changer les comportements, changer les mentalités, faire baisser le pouvoir d'achat de biens matériels, réduire cette extraordinaire liberté qu’apporte l’énergie dense, abondante et pas chère. Il faut de la pédagogie, et du courage politique que n'ont pas, encore, ni Merkel ni la plupart des autres dirigeants neo-libéraux.
Les politiques ne sont pas seuls responsables, ils ne sont que le reflet de la société. Les discours militants ont eux aussi leur part de responsabilité, qui entretiennent l’utopie d’une énergie propre. L’énergie n’est pas la cause des problèmes de destruction de la planète, elle n’est que l’outil. Changer d'énergie ne change pas le problème, elle le déplace. L’usagé de cet outil, c’est l’homme qui a cru réaliser ses rêves en maîtrisant le feu, fossile ou nucléaire. En fait il a consumé son espace de vie en créant la société deconsommation sans limites.
Comment rendre nos sociétés sobres, et quel rythme de décroissance énergétique nos sociétés peuvent soutenir ? Approche anglaise (priorité à la réduction de la demande et des énergies fossiles, pédagogie du peak oil...), ou allemande (priorité à la sortie du nucléaire, efficacité, ... ) ? dé-carbonisation, dé-nucléarisation, désintoxication énergétique ou les trois ? Ces questions, qui devraient être au cœur du projet politique écologique, sont trop largement occultées jusqu'ici.
Les réponses simplistes n'ont pas leur place dans une réelle politique écologique.
Notes et refs :
[1] http://www.lemonde.fr/europe/article/2011/05/31/le-gouvernement-allemand-detaille-son-plan-pour-remplacer-l-electricite-nucleaire_1529929_3214.html
http://www.umweltdaten.de/publikationen/fpdf-l/4117.pdf (en allemand)
[2] Les économistes écologiques ont démontré les limites de la 'croissance verte', et en particulier qu’on ne peut concilier réduction d'un facteur 4 des émissions de CO2 et croissance du PIB (voir les travaux de Jackson, Grandjean, Canfin, Aires, ..., l'équation de Kaya/Erlich, etc )
Sur les résilience et les villes en transition, voir http://lesverts.fr/article.php3?id_article=5390
L'effet rebond arrive quand l'amélioration de l'efficacité énergétique est compensée par une augmentation d'autre chose d'autre. Les exemples
sont nombreux et bien connus (réfrigérateur plus efficaces mais plus gros, maison mieux isolée mais plus grande, appareils électroniques plus miniaturisés mais plus complexes et beaucoup plus nombreux, moteurs plus efficaces mais voitures plus lourdes, etc.. ) . Taxe et quotas sont les meilleurs moyens pour l'éviter : http://ecolosphere.net/archives/952-contribution-climat-energie-le-rendez-vous-manque/
[3] http://news.yahoo.com/s/nm/20110531/ts_nm/us_german_nuclear_carbon
http://www.swedishwire.com/business/10060-sweden-slams-germanys-nuclear-power-closures
http://www.reuters.com/article/2011/04/04/us-germany-energy-coal-idUSTRE7331BF20110404"Germany's nuclear policy U-turn leaves it little choice other than to rely more heavily on coal power, and that could boost its annual carbon emissions by as much as 10 percent [...]"http://contreinfo.info/article.php3?id_article=3112
« Peut-on ou doit-on choisir entre la peste du nucléaire et le choléra des énergies fossiles ? »... il constate l’urgence absolue de la transition aux renouvelables et rappelle l’importance de la sobriété énergétique.http://thebreakthrough.org/blog/2011/05/nuclear_or_fossil_can_germany.shtml
[4] http://fr.news.yahoo.com/émissions-co2-nont-jamais-été-élevées-072730946.html
http://www.lemonde.fr/planete/article/2011/05/31/des-emissions-de-co2-record-en-2010-aggravent-le-peril-climatique_1529937_3244.html#ens_id=1504966Extraits : "Les émissions de CO2 n'ont jamais augmenté si vite : 3 R0par an en moyenne depuis dix ans, trois fois plus que lors de la décennie précédente [....] En clair : sans inversion de la tendance, la planète subira un réchauffement moyen de 4 °C, et bien davantage par endroits. "Pour éviter cela, il faudrait que le niveau des émissions commence à baisser en 2015, puis chute très rapidement à partir de 2020" [....] "La remise en cause du nucléaire dans de nombreux pays risque de se traduire par davantage d'émissions liées au gaz ou au charbon. Les marges de manœuvre sont très étroites d'ici à 2020, nous avons besoin de toute urgence d'un changement politique majeur."
[5] - Remarquons à ce sujet que leur 2 principaux hommes politiques qui ont décidé de la sortie du nucléaire sont payés par le lobby gazier, Gerhard Schröder en tant que président du consortium lié au gazoduc Nord Stream, et le Vert Joschka Fischer comme consultant pour le gazoduc Nabucco .
Le charbon produit 47R0de l'électricité en Allemagne, en augmentation l'an dernier. Le plan Merkel promet de ne pas en construire d'autre... mais pas d'en fermer, et de les utiliser davantage. Voir tout de même http://www.spiegel.de/international/germany/0,1518,472786,00.html
[6] http://www.20minutes.fr/article/734058/milliard-personnes-vivent-zones-menacees-rechauffement-climatique
[7] Lors des négociations du ‘paquet énergie-climat’ en 2008, les Allemands s’étaient opposés à des normes restrictives de consommation des voitures, pour protéger leur industrie, ainsi qu'aux taxes sur le charbon.
Pour les stats de conso, voir http://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMTendanceStatPays?langue=fr&codePays=DEU&codeStat=EG.USE.ELEC.KH.PC&codeStat2=x
[8] http://www.physorg.com/news/2011-04-german-cabinet-co2-storage-bill.html"Germany's cabinet approved a draft law on storing carbon dioxide underground on Wednesday after months of debate as Europe's top economy wrangles over energy policy following Japan's nuclear disaster [...]"
[9] Les Anglais semblent prendre cette direction, via les villes en transitions, les quotas énergétiques négociables, le 'carbon budget', les mesures pour augmenter la résilience au peak-oil, etc... voir par exemple www.allocation-energie.info pour leur projet de système de quota. Les émissions de CO2 sont chez eux en baisses de plus de 0,5 R0/ an, et ils comptent accélérer le rythme de la dé-carbonisation :
http://www.camecon.com/UK/UKEnergy/PressRelease-UKEnergy.aspxExtrait : the decline in the UK’s carbon emissions is expected to accelerate from around ½-¾R0pa over 2010-20 to around 1R0pa thereafter to 2025 as power generation makes considerable progress towards de-carbonisation ...A noter aussi que le 'Green Party' anglais ne met la sortie du nucléaire qu'en 7 eme position sur son plan d'action sur l'énergie, dont les priorités sont 'Reducing demand, securing supply'. Les principales mesures concernent la sobriété (les 3 Rs: Remove, Reduce, Replace), la division par 2 tous les dix ans des énergies fossiles, les quotas énergie/carbones, l'investissement public dans l'énergie, les plans de réduction carbone et la promotion des EnR. http://www.greenparty.org.uk/policies/policies_2010/2010manifesto_contents.html
Le Green Party a peu d'élu, mais son influence est grande à en juger par les actions prises par les gouvernements britanniques et les grandes villes, l'avancée des réflexions au niveau académique (Stern, Jackson, Fleming, ...) , la prise de conscience par les entreprises, l'implication des citoyens, la richesse et la qualité des travaux des think tank, etc..
[10] http://decroissance.blog.lemonde.fr/2011/04/10/peut-on-encore-esperer-sauver-le-climat-et-la-democratie/