Il est rare que le public interrompe un orchestre, surtout un orchestre de qualité comme celui du Staatsoper pour applaudir ...un décor. C'est pourtant ce qui se passe au lever de rideau du deuxième acte lorsque les spectateurs découvrent éblouis l'intérieur viennois du Palais du Sieur de Fanifal, qui est entièrement inspiré de cette folie rococo qu'est le Grand Salon du Pavillon d'Amalienburg, dans les jardins du Château de Nymphenburg. Au premier acte, on était déjà ravi par la chambre à coucher de la Maréchale, elle aussi inspirée par le même Pavillon, dont Jürgen Rose a repris les somptueux motifs des peintures aviaires. Les amours d'Octavian et de la Comtesse Werdenberg se déploient dans les bleus et les ors d'un paradis ornithologique. Et si l'action du livret d'Hugo von Hofmansthal se déroule dans la capitale autrichienne, c'est bien à Munich que l'on se retrouve, la ville natale du compositeur, dans les décors tout aristocratiques dont le décorateur, Jürgen Rose soi-même, a entièrement supervisé la restauration. Pour le plus grand plaisir de l'assistance.
La mise en scène d'Otto Schenk séduit les Munichois depuis 1972. Les amateurs de modernité en sont pour leurs frais, mais c'est tant pis pour eux car sans doute n'en a-t-on pas vraiment besoin pour savourer pleinement le Chevalier à la Rose et s'immerger dans l'évocation nostalgique de la Vienne impériale, et s'amuser des travers d'une aristocratie tout imprégnée d'elle même. Les costumes et les décors ont été entièrement rénovés pour cette reprise et contribuent à en assurer le succès.
Si la mise en scène est immuable, on trouvera son compte de changements tant dans la distribution que dans la direction d'orchestre, confiée au finnois Leif Segerstam, une figure charismatique dont l'apparition dans la fosse est à elle seule tout un spectacle, tant le personnage dégage de puissance inspirée. On se trouve en présence d'un patriarche avec une grande barbe chenue et de longs cheveux blancs qui balayent ses larges épaules. Son entrée est très applaudie, même si d'aucuns discutent sa direction. et la trouvent fade. La carrière du maestro Segerstram est impresionnante, comme l'est la liste prolifique de ses compositions musicales, plus de 200 dit-on. Il donne une lecture inspirée de la partition de Richard Strauss dont il module les ruisselements d'un côté à l'autre de la fosse.
Anja Harteros, qui apparaît pour la première fois dans le rôle au Staatsoper, campe une Maréchale convaincante dont la performance vocale et la sensibilité musicale n'ont d'égale que les talents de comédienne: elle sait passer des charmes, de la beauté et de la tendresse d'une femme amoureuse que l'âge tourmente du premier acte à la dignité dramatique de la grande dame magnanime du final. Elle a l'âge et le magnétisme du rôle, Hofmanstahl lui donne moins de 34 ans, le double de l'âge de Quinquin-Octavian qui en a 17.
Face à cette actrice accomplie, l'Octavian de Ruxandra Donose ne sait pas joindre le geste à la parole. La voix est admirable, même si au premier acte elle ne passe pas l'orchestre dans les graves, mais Donose reste femme d'un bout à l'autre de sa prestation, alors qu'il faudrait ici des talents de transformiste pour jouer le double travesti. Ce n'est qu'en présence de Sophie que l'excellente mezzo parvient quelque peu à donner le change, mais on comprend bien l'étonnement grossier et la confusion du Baron Ochs de Lerchenau qui croit avoir la berlue. Certes l'opéra est un art difficile parce qu'il exige des talents variés et complexes, mais on finit par pardonner le ratage du personnage, tant Ruxandra Donose parvient à gagner en ampleur vocale à mesure que l'action avance. L'amour donne des ailes, dit-on, et de passer du libertinage amoureux et des légèretés de l'adultère à l'amour partagé qui conduira au mariage donne du corps et de la substance à la voix. D'autant que le soprano adamantin de l'admirable Sophie de Lucy Crowe séduit d'un bout à l'autre de sa partie. Elle est familière d'un rôle qui a assuré le succès de ses débuts à Glyndebourne puis à Covent Garden . Elle sait exprimer toute la palette des émotions d'une jeune fille de qualité, de la pudeur rougissante à l'excitation, avec des accès d'indignation et la répulsion que lui inspire son fiancé.
Le fiancé, Peter Rose, une rondeur, semble fait pour jouer les Barons et se sert de son physique et de sa voix puissante pour jouer les éléphants dans un magasin empli de poupées en porcelaine. Une grande voix, un comédien consommé dont on oublie complètement qu'il est né à Canterbury tant il excelle dans un rôle qui exige la pratique du patois. Le public bavarois qui y est évidemment plus sensible qu'un autre et qui a des fiertés linguistiques n'en croit pas ses oreilles enchantées. Et l'on sort de l'opéra en chantant la valse que la Basse anglaise sait interpréter avec tant de panache.
La distribution est éblouissante d'un bout à l'autre: Martin Gantner est à la hauteur de la progression sociale d'un Sieur de Fanifal qui a de l'honnêteté à défaut d'avoir l'ancienneté de la noblesse. La cerise sur le gâteau se déguste dès le premier acte, dans cette admirable scène magnifiquement agencée par Otto Schenk qui voit l'irruption de la foule des solliciteurs qui faisaient antichambre dans la chambre à coucher de la Maréchale: c'est l'interprétation d'une chanson italienne par rien moins que le ténor coréen Wookyung Kim.
Face à un tel florilège, on peut imaginer qu'on est reparti pour dix ans de bonheur dans les décors et les costumes de Jürgen Rose et que bientôt on fêtera le cinquantième anniversaire de cette mise en scène d'Otto Schenk que l'on vient voir et revoir avec le plus grand plaisir, et qui est devenu un monument incontournable de la culture munichoise.
Prochaines représentations:
Le 19 juin
Les 19 et 23 juillet
au Théâtre national
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Crédit photographique pour les scènes de l'opéra: Wilfried Hösl.