Juan Asensio et moi-même avons lu ce livre. Nos lectures sont diamétralement opposées et permettront sans doute au lecteur de se faire une idée par lui-même. Vous pouvez consulter l'article de Juan Asensio ICI.« La raison est toujours mise en échec, et la bête l’emporte toujours en nous sur le temps. »

Marinus, L'Aveugle et le paralytique (photo montage)
« Mon existence ne me satisfait pas, non… Je ne vois pas de but dans cette présence au monde. Enfant, je rêvais d’agiter une épée au-dessus de l’autel du temple, d’être le nouveau David. Aujourd’hui, je dois errer encore et encore en quête de cette Terre promise que je ne trouve nulle part. Je suis ici, mais à quoi bon, pourquoi souffrir, jouir un peu, puis souffrir ? Qu’est-ce qui m’attend, au-delà de tout ceci ? »Si le narrateur de Dans l’obscur royaume est si déprimé, c’est parce qu’il vient de perdre son jumeau, Nicola. Avec lui, pas plus qu’avec son père décédé plusieurs années auparavant, il n’a osé s’entretenir de l’existence, de la mort et de son appréhension. Rongé par les regrets, il décide de tout entreprendre pour descendre en enfer les rechercher.Pour apprécier cet étrange roman, le lecteur doit en accepter le principe. Dans l’obscur royaume est, quant à sa forme, une réécriture romancée de L’Enfer de Dante Alighieri. Aux trente-quatre chants qui constituent le premier volet de La Divine comédie correspondent ici trente-quatre chapitres. Ne pouvant rivaliser avec la poétique de son prédécesseur, Giorgio Pressburger a utilisé la prose, mais le ton reste le même. Le narrateur, son guide et les damnés qu’ils seront amenés à rencontrer s’expriment avec le même lyrisme suranné que les personnages Dante. Le procédé risque d'agacer, mais n’est pas dénué d’intérêt : peu importe la manière dont on parle de l’horreur, celle-ci est intemporelle, elle détient la primauté sur le dire. Cela explique aussi pourquoi Giorgio Pressburger, en plus de l’italien (et donc du toscan), utilise des dialectes régionaux et des langues étrangères (polonais, yiddish, hongrois...). L’enfer est compréhensible par-delà les époques, par-delà les langues. Un autre procédé est susceptible d’irriter le lecteur : les innombrables notes qui jalonnent Dans l’obscur royaume. Leur fonction est double. Il s’agit sans doute de parodier les éditions universitaires de L’Enfer gorgées de notes de bas de page que le lecteur lambda ne prend pas la peine de lire, mais il s’agit aussi d’offrir une métafiction dans laquelle le romancier, tantôt de manière scientifique, tantôt de manière ironique, informe ou désoriente le lecteur.Comme Dante, le narrateur est « au milieu du chemin de notre vie ». S’il n’était âgé de 40 ans, sans doute le lecteur le confondrait-il avec l’auteur. Giorgio Pressburger a lui aussi eu un jumeau décédé d’un cancer avec lequel il écrivit deux livres (L’Éléphant vert et Histoires du huitième district), mais, en 1999, année où le narrateur pénètre en enfer, il était déjà âgé de 62 ans. L’intérêt de l’auteur pour L’Enfer s’explique en partie par les analogies entre son histoire personnelle et celle de Dante. Dans le conflit qui opposa à Florence les Guelfes aux Gibelins, Dante s’engagea auprès des premiers. Mais, après leur victoire, les Guelfes se scindèrent en deux partis, les blancs et les noirs. Ces derniers, favorables à une soumission à l’autorité papale l’emportèrent sur les blancs, favorables à l’autonomie de la cité toscane et, comme tous les hauts responsables de son parti, Dante fut contraint à l’exil. Pendant la seconde guerre mondiale, la Hongrie, où naquit Giorgio Pressburger en 1937, fut prise en étau entre le nazisme et le communisme et, après la défaite allemande, placée sous le joug stalinien. Partisan d’un communisme démocratique indépendant de Moscou, Giorgio Pressburger dut quitter son pays en 1956 après l’écrasement de l’insurrection populaire par les chars soviétiques. Les déchirements de leurs patries respectives ont inspiré les deux écrivains. Giorgio Pressburger a eu aussi affaire à la barbarie nazie. De confession juive, une grande partie de sa famille a été déportée et exterminée dans les camps. Si les manifestations du mal jalonnent l’histoire de l’humanité, sans doute ont-elles atteint leur paroxysme au XXe siècle. Le XXIe siècle est très prometteur, mais les cruautés conjuguées du nazisme et du communisme demeurent inégalées. L’enfer a eu son épiphanie sur terre et il continuera d’exister dans les mémoires tant qu’il y aura des hommes pour se souvenir. L’entrée de l’enfer moderne se cache aussi dans « una serva oscura », mais il s'agit de celle de l’inconscient, et c’est pourquoi ce voyage se fera sous l’égide non pas de Virgile, mais de… Sigmund Freud (sic). C’est en effet au cours des trente-quatre séances d’une intempestive cure psychanalytique, du 11 août 1999 (date de la dernière éclipse solaire du millénaire) au 11 août 2004, que le voyage en enfer va être effectué. Ce ne sont pas seulement les méandres d'une mémoire personnelle que le lecteur va explorer, mais ceux de notre mémoire collective. Dans l'obscur royaume est un roman dont l'objectif est de lutter contre « l'allégresse forcée, l'absence de pensée » qui caractérise notre société « basée sur le marché et le spectacle » :« la conscience collective est obnubilée par les spectacles destinés à provoquer l'hilarité, un état automatique d'insouciance, qui masque les tragédies et les génocides de notre époque. »L’enfer que Sigmund Freud et le narrateur vont visiter n’est cependant pas celui de Dante. Dans l’enfer catholique, des légions de démons divers et variés faisaient subir aux damnés d’éternels tourments. Alors qu'on pouvait imaginer les portes de l'enfer de Dante comme Auguste Rodin l'avait fait, lourdes et massives, celles de celui dans lequel pénètrent le narrateur et son mentor sont en simple fer forgé ; ce sont celles du camp d’Auschwitz :« Je me trouvais devant un portail de fer, derrière lequel cinq musiciens affublés de vêtements étranges, à rayures, jouaient, assis sur une estrade placée au centre d’une esplanade. […] Devant le portail se tenaient dix hommes armés. Ils riaient. Ils étaient gentils et amicaux. À plusieurs, ils débloquèrent le portail et l’ouvrirent tout grand, m’invitant à rentrer. »
Taslitzky, Le petit camp à Buchenwald

[1]Ayant lu ici et là quelques critiques reprochant à Giorgio Pressburger de convoquer autant de célébrités, il convient de rappeler encore une fois que Dans l’obscur royaume est une réécriture de L’Enfer de Dante et que la galerie de personnages est constitutive de l’œuvre.[2]« Où fuir le noir remords d’être en vie ? D’avoir laissé les nazis capturer, puis tuer mon père et ma mère ? »