Un billet un peu décalé par rapport à l’actualité car la Gay Girl de Damas mérite assurément quelques commentaires ! Ils viendront peut-être plus tard. Et puis très peu d’illustrations : cela tient à la qualité de la connexion…
En Syrie, c’est autour de l’industrie du feuilleton télévisé, le produit phare du pays sur la scène régionale, que se focalisent les enjeux de la communication : acteurs et actrices, mais aussi producteurs et scénaristes sont ainsi appelés à donner leur point de vue. Étroitement associés à certaines élites politiques dont les intérêts s’étendent, comme l’ont rappelé nombre d’observateurs, dans tous les secteurs de l’économie, les plus célèbres des représentants des industries audiovisuelles se sont « spontanément » mobilisé derrière les autorités du pays, à l’image du comédien et scénariste Douraid Lahham mis en scène sur les affiches appelant à l’unité nationale (voir ce billet). Cependant, et même si l’opinion ne se prononce pas aussi clairement qu’en Tunisie ou en Égypte en faveur du mouvement de protestation, on ne peut que constater que celui-ci se poursuit, et qu’il possède par conséquent des partisans, lesquels ont aussi reçu le soutien de quelques-unes des voix populaires auprès du public syrien.
Au regard des circonstances, on comprend facilement que ce soutien s’exprime surtout depuis l’étranger. Au Caire où elle mène sa carrière internationale, la chanteuse Asala a ainsi récemment fait part de sa solidarité avec les protestataires dont les demandes ont rarement été relayées aussi directement à l’intérieur du pays. Fin avril, une pétition intitulée « Sous le toit de la patrie » (Taht saqf al-watan) avait bien été signée par un certain nombre de vedettes des écrans syriens réclamant une enquête sur la manière dont les forces de sécurité étaient intervenues à Daraa et suggérant un hommage national aux victimes (‘alâ arwâh al-shuhadâ’). En dépit de son ton mesuré et de son allusion explicite à la rhétorique du pouvoir par le biais d’un des slogans du moment, cette position était déjà trop critique pour nombre des fidèles des autorités, alors même qu’elle était loin de satisfaire les opposants les plus résolus au régime du président Bachar El-Assad. Les réactions furent plus violentes encore, quelques jours plus tard, lorsque certaines vedettes des écrans syriens appelèrent les autorités, par voie de presse, à se porter au secours des «enfants de Daraa », innocentes victimes du siège auquel était soumis cette ville du sud de la Syrie. Après avoir essuyé de sévères critiques dans les médias (voir le précédent billet) qui leur reprochaient notamment de « trahir » les intérêts nationaux en prenant la parole dans les médias internationaux tels qu’Al-Jazeera, les pétitionnaires se sont vu – ou plutôt « vues » car il s’agit pour l’essentiel de comédiennes et de scénaristes – menacées par des producteurs influents d’être mises sur une liste noire pour les productions à venir…
Impossible pour l’image de l’unité nationale d’étaler sur la place publique de telles dissensions au sein des vedettes du petit écran ! Vers la mi-mai, une réunion de conciliation a donc été organisée dans un grand hôtel de Damas, mais les choses ont rapidement tourné au vinaigre lorsque l’actrice May Skaf a violemment reproché à l’organisateur de la rencontre d’évoquer la révolution du 25 janvier en Égypte en termes de coup d’État ! Dans la foulée, elle a nommément désigné Najdat Anzour, un des principaux producteur locaux (on a parlé de lui ici), de ruiner sa carrière, ainsi que celle des autres signataires de l’appel en faveur des enfants de Daraa…
Les choses ont fini par s’arranger mais l’alerte a dû être suffisamment importante pour que le petit monde du petit écran soit très vite invité à rencontrer le président Bachar Al-Assad, lequel a rappelé aux uns et aux autres « la nécessité de refléter dans leurs œuvres la réalité telle qu’elle est » (ضرورة عكس الواقع كما هو في أعمالهم). Utile recommandation sans doute… Plus utile en tout cas que le conseil prodigué par l’une des invités (ils étaient une trentaine au total) suggérant au président d’interdire aux professionnels nationaux toute collaboration avec les producteurs du Golfe, en représailles de l’attitude des médias de ces pays vis-à-vis des événements en Syrie !
Une déclaration de guerre pleine de panache mais qui équivaut à un véritable suicide de l’industrie locale du feuilleton, l’unique fleuron du secteur audio-visuel du pays, puisque les pays du Golfe, les seuls où il y a un réel marché publicitaire, possèdent la majeure partie des médias régionaux l ! En effet, après avoir connu son âge d’or dans les années 1990, le feuilleton syrien connaît depuis un déclin que traduit notamment une baisse de la production : une trentaine d’oeuvres en 2008, seulement 18 deux ans plus tard, et guère plus d’une douzaine cette année. Sur fond de crise récurrente, le feuilleton syrien souffre, comme son grand rival cairote (voir le billet précédent), de la flambée révolutionnaire arabe.
Dans l’immédiat, ce sont des problèmes conjoncturels, avec la difficulté dans certains cas de tourner dans les lieux prévus à l’origine : revenant d’un tournage tardif dans une des banlieues de Damas, l’équipe de Spotlight (بقعة ضوء), une série de sketchs qui doit en être à sa septième saison de ramadan, se serait ainsi vue confisquer son matériel par les forces de sécurité, et il aurait fallu des interventions très haut placées pour débloquer l’affaire ! A plus long terme, les producteurs syriens se heurtent aux mêmes difficultés que leurs collègues égyptiens – à savoir un timing trop serré et surtout de grandes interrogations sur la manne publicitaire –, mais avec en prime de vagues menaces, dans le cadre d’amicales pressions exercées à l’encontre du régime syrien, d’un boycott de la part des riches télévisions du Golfe (à l’image de ce qui s’est déjà passé en 2007 : voir ce billet)…
En effet, la nouvelle scène dressée pour le « printemps arabe » n’a pas (encore?) bouleversé la donne du marché et les rivalités sont toujours aussi grandes au sein du monde arabe pour essayer de capter au maximum les juteux profits des feuilletons télévisés de ramadan. Côté syrien, on rêve de profiter de la baisse générale de l’offre pour gagner des parts de marché et faire monter les prix à l’exportation. Mais du côté du Caire et de ses studios, la révolution n’a pas changé grand chose au mot d’ordre d’une « égyptianisation » qui se traduit par l’éviction des savoir-faire syrien (mais aussi jordanien, palestinien, tunisien…) au profit des ressources locales. Une position récemment reprise par celui que le Conseil suprême des forces armées a placé à la tête de la radio et de la télévision nationales, le général de brigade Tareq al-Mahdi, qui a souligné la nécessité d’un tel choix en cette période de crise.
Quant aux producteurs du Golfe, financiers des uns et des autres mais également de plus en plus impliqués dans des réalisations locales, ils doivent espérer continuer à se tenir à l’écart de toutes ces révolutions et se dirent que c’est eux qui tireront les marrons du feu !
Sources
Pour les arabophones, un reportage de Majed Abdel-Hadi (ماجد عبد الهادي) sur Al-Jazeera, qui compare les attitudes héroïques des personnages du célèbre feuilleton Bab al-Hâra et leurs positions publiques aujourd’hui. Beaucoup d’informations dans les articles de Wissam Kanaan (وصام كنعان) pour Al-Akhbar :1 – 2 - 3 - 4 - 5