Le déroulement de la précampagne présidentielle est absolument satisfaisant : il permet à Variae de mener à bien son entreprise anthropologique de clarification des us et coutumes politiques, à destination des honnêtes hommes (et femmes) qui les observent sans toujours les comprendre. Louons Pierre Moscovici, digne épigone dskien, de nous donner aujourd’hui l’occasion de nous pencher sur un des exercices idéologiques les plus périlleux qui soit : la rédaction d’un manifeste-qui-pose-des-conditions, parfois familièrement baptisé ultimatum, et dont le téméraire « L’audace d’innover », rédigé par l’ex-lieutenant de DSK, est un parfait exemple.
D’où part l’envie d’écrire un tel texte ? Du refus de voir une phase de choix politique, en l’occurrence celle des primaires socialistes, se « réduire à des enjeux de personne », à des « calculs politiciens », bref au « narcissisme des petites différences ». Il va donc s’agir a contrario de créer de la grosse différence, de produire un texte qui « se veut comme un point de repère et un ensemble d’exigences » pour « structurer le débat ». Bref, signer tel le Z de Zorro un coup de tonnerre politique qui se démarque du projet socialiste, et qui force ensuite tout un chacun, du plus petit militant au plus grand cacique, à se définir par rapport à lui. Comment faire ?
Première règle d’un tel texte : soigner particulièrement le titre. Autant le dire, la facilité aurait voulu, dans le cas présent, que Pierre Moscovici opte pour un classique « Prudence et conservatisme », voire se laisse aller à un « Pas trop vite, pas trop loin, et sans risque ». Son choix courageux de « L’audace d’innover » annonce au contraire fièrement la couleur : entre les passéistes, les trouillards, et lui, il va falloir choisir.
Deuxième règle : commencer par un diagnostic décoiffant et susceptible de bouleverser la vision du monde de ses lecteurs. On apprend ainsi ici qu’il y a eu une « crise du capitalisme » que la droite « a su habilement détourner » pour « détricoter les services publics » ; qu’à cela s’ajoute, plus surprenant encore, une « crise démocratique » avec un « fossé entre citoyens et puissance publique », sans même parler de cette Europe « trop loin des citoyens ». Trop de vérités injustement tues jusqu’alors dans les cénacles socialistes, et qui éclatent enfin au grand jour.
Troisième règle : trancher dans le vif, en assumant clairement des positions noir sur blanc, à rebours des compromis fuyants, et quitte à choquer. On réclamera ainsi « Un État modernisé et efficace, qui intègre au cœur même de son action la notion de l’usager et de sa satisfaction et la culture du résultat », pour marquer une frontière nette, suppose-t-on, avec les (nombreux) socialistes qui se tamponnent des « usagers » et des « résultats ». On expliquera que l’on est pour le « désendettement », mais contre les « coupes budgétaires » ; qu’il faut « revenir sur la « réforme » des retraites du gouvernement Fillon », « mais également approfondir notre propre approche » ; bref, que oui, mais que non, sans exclure que oui, et sans oublier que non. On ajoutera qu’il est nécessaire, enfin, d’investir dans les « secteurs d’avenir », rupture fracassante et historique avec tous ceux qui revendiquent farouchement l’investissement dans les secteurs du passé et ne servant plus à rien. Notons d’ailleurs qu’il est fort justement écrit que la gauche devra mettre en place non pas un plan d’investissement, mais « un véritable plan d’investissement », non pas une sécurité sociale professionnelle mais une « véritable sécurité sociale professionnelle », et porter non pas une relance européenne, mais une « véritable relance européenne ». Autant de nuances véritablement lourdes de sens.
Quatrième règle : le manifeste-qui-pose-des-conditions se doit de présenter des propositions suffisamment précises et originales pour contraindre véritablement les candidats à se positionner à leur sujet. Le présent texte fourmille de ces pépites. Sur les banlieues ? « Il faudra aussi avoir le courage [l'audace, quoi] de faire des choix et, lorsque ce sera nécessaire, de concentrer les moyens sur ceux qui en ont le plus besoin. ». Sur l’éducation, « cause d’envergure nationale » ? Il ne faudra pas craindre de « créer une école publique moins inégalitaire, plus performante et plus ouverte en s’appuyant sur ceux qui en sont la chair : les enseignants ». On transpire à grosses gouttes. L’innovation et l’audace (l’audace d’innover, en somme) atteignent leur acmé sur la douloureuse et ô combien actuelle question du protectionnisme : la solution ici imaginée est celle de « l’Europe pragmatique et soucieuse de sa compétitivité ». C’est simple : une Europe qui affirme « ouverture » et « internationalisme », sans nuire « aux intérêts fondamentaux de ses citoyens », tout en n’étant pas « plus libre-échangiste, mois protectrice de ses intérêts » que les autres. Bref, une Europe ouverte sans être ouverte, enfin pas moins ni plus que les autres puissances et surtout pas au détriment des Européens mais attention, pas non plus à celui de ses principes. Simple, non ? Je ne m’abaisserai même pas à répondre aux lecteurs taquins, ou de mauvaise foi, qui feindront de ne pas voir la différence avec le projet voté par tous les socialistes, qui préconise de trouver un juste milieu entre « Europe passoire » et « Europe bunker ». Je ne relèverai pas plus quand les esprits chagrins maugréeront que la proposition en matière fiscale – « s’attaquer à l’immense chantier de la fiscalité » via la « réforme (…) portée dans le débat par le travail de Camille Landais, Thomas Piketty et Emmanuel Saez » – n’est pas si clivante et originale, puisque revendiquée jusqu’à Marine Le Pen. Qu’on se le dise : c’est une voie véritablement originale qui est prescrite ici, un point c’est tout.
Pour finir, crevons l’abcès. Je sais que certains d’entre vous ont lu ces lignes un sourire sarcastique aux lèvres, faisant fi du débat de fond pour ne se concentrer que sur une idée fixe : au fond, justement, ce texte vaudrait, comme tous les manifestes-qui-posent-des-conditions, moins par son contenu que par sa liste de signatures de « Parlementaires, Présidents de Conseils régionaux et généraux, Maires de villes de plus de 10 000 habitants, Membres du Conseil national ». Au fond ce texte serait à un manifeste ce qu’un préfabriqué est au château de Versailles, une contribution banale produite en pilote automatique, une sorte de « Mosco minute soup » comme me l’a soufflé un odieux blogueur gauchiste. Au fond donc, tout ce texte ne serait qu’un habillage et un prétexte pour un catalogue de soutiens, susceptibles de basculer avec armes et bagages, à la suite de l’auteur, vers un camp ou vers un autre dans la primaire qui vient, et qui serviraient donc de monnaie d’échange dans les futures négociations – par exemple pour Matignon, ou pour la direction du parti socialiste. Les partisans de cette triste interprétation brandiront surement, à l’appui de leur raisonnement, la menace proférée il y a peu par Pierre Moscovici, tel un vulgaire candidat pourquoipasmoi, à destination de François Hollande et Martine Aubry : soit vous passez un accord avec moi d’ici une semaine, soit je me présente aux primaires contre vous.
J’espère que le présent billet aura fait toute la lumière sur cette sortie médiatique : il ne s’agit nullement, pour le député du Doubs, de poser un ultimatum dans une logique d’« enjeux de personne », de « calculs politiciens », bref de « narcissisme des petites différences », mais bel et bien de faire peser un « point de repère et un ensemble d’exigences » pour « structurer le débat », avec ce texte véritablement décoiffant et qui fera date – n’en doutons pas. Car comme le dit le proverbe, la fortune sourit aux audacieux.
Romain Pigenel
Les autres rites de la politique pour les nuls, c’est par ici.