Ce n’est pas un pavillon national à proprement parler, mais cette exposition d’artistes arabes sur les Zattere, bien que dans un lieu trop exigu où les grandes installations ont du mal à respirer, est néanmoins une des plus intéressantes de la Biennale. D’abord parce qu’elle n’est pas nationale, mais culturelle, diasporique, parce que tous les artistes présentés ici ou presque sont nés dans un pays, ont étudié dans un autre et vivent aujourd’hui dans un troisième, souvent dans des familles mixtes elles aussi. Ensuite parce que, au rebours d’une idéologie passéiste, il est question ici du futur et de ses promesses, non pas de terre promise, d’intégristes et talibans de tout poil, de toutes croyances, mais d’un nouveau monde à bâtir, à inventer, dans le sursaut d’espoir qui vient de naître. Enfin, parce que si un certain nombre des pièces présentées ici sont (parfois un peu trop) littérales, la plupart ont surtout à faire avec des transpositions, des transgressions, des passages de frontière en tout genre, des fissures, des déplacements. C’est un déplacement que réalise Ziad Antar en photographiant des symboles hypermodernes (Burj Khalifa, ci-dessus) sur des pellicules périmées récupérées chez son photographe culte de Saïda, comme un pont entre deux mondes, un lien incertain entre tradition et modernité. Déplacement transgressif que la manière dont Taysir Batniji transpose le spectacle de l’horreur dans un médium ordinaire, banal, l'annonce immobilière pour des maisons détruites à Gaza par l'armée israélienne, déplacement qui rend la vision de ces maisons détruites infiniment plus poignante (GH0809) ; et aussi quand Ayman Yossri Daydban construit un monochrome blanc à partir de voiles de pèlerins ou quand Driss Ouadahi peint minutieusement des grillages, fermés ou troués, promesse d’échappée (en bas, Fences).
Il est beaucoup question de frontières ici, de voyages impossibles (refus de permis d’immigration pour Raafat Ishak ou nécessité de la permission du mari pour Manal al Dowayan), d’identité arabe (avec le très surprenant signe
Arabes de
Ziad Abillama à l’entrée : omniprésence menaçante, richesse de mixité ou fusion culturelle ?) et de rêves impossibles et toujours vivants (comme le camp palestinien recoloré de Yazan Khalili). Fayçal Baghriche abolit les frontières et les drapeaux, mais Mounir Fatmi est un peu trop explicite avec d’autres drapeaux, du balai ! (qui fut censuré à
Art Dubaï).
Au dessus de la pièce (ancienne, 2005) mélancolique d’
Emily Jacir, les tapis volants (
Flying Carpets) de
Nadia Kaabi Linke forment une architecture aérienne dont on voudrait voir les ombres se déployer dans un cube blanc (comme sur cette photographie, prise dans un autre lieu) : ce seraient les ombres des clandestins vendant leur pacotille sur un pont vénitien, hommes du Sud dans la cité la plus orientale de l’Europe occidentale, immigrés sur le qui-vive, regroupant leur camelote dans un tapis prêt à voler, à fuir.
Aux deux antipodes les plus poétiques de cette exposition, la mélancolie et l’exploration. Tristesse douce de la pièce
Rose de
Lara Baladi qui, veillant son père proche de la mort, sert le café aux amis et parents, bienvenus ou importuns, qui lui rendent visite, et enregistre jour après jour, tasse après tasse, l’image du marc renversé divinatoire, pour en faire une immense broderie murale : piété filiale, douce amertume, mémorial poignant, mais aussi, à chaque tasse, promesse du futur, digestion du passé vers un avenir à inventer.
Excitation un peu inquiète enfin face à la vidéo
Shadow Sites II de
Jananne al-Ani, tout au fond : des vues aériennes de paysages désertiques s’enchaînant les unes aux autres, effets de zoom incessants, descente vers le sol puis rupture vers une nouvelle image. Sont-ce des vues de satellite ou de drone, des images d’archéologie ou de bombardement, des relevés scientifiques, agraires, ou des compositions quais abstraites ? Est-ce là un bâtiment détruit hier par l’armée ou un vestige mésopotamien ou cananéen, est-ce une cible ou un trésor ? L’homme est absent.
Pendant longtemps, face aux colons occidentaux ou face aux sionistes, l’arabe a souvent été vu comme un homme du passé, perclus de traditions étouffantes. Le texte de
Mohamed Talbi dans le catalogue analyse bien la composante religieuse de cette pesanteur. The Future of a Promise est une des premières manifestations artistiques du nouveau monde arabe à s’affirmer autrement. Un changement essentiel se passe peut-être ici, le 1789 ou le 1848 du monde arabe; il faudra bien que les Puissances, comme on disait alors, s’en rendent compte, qu’elles s’adaptent ou qu’elles soient balayées. L’intérêt de cette exposition est qu’elle le fait sentir avec discrétion et subtilité.
Photos 3, 5 & 7 de l'auteur; photos 1, 2 & 6 courtoisie du service de presse. Taysir Batniji étant représenté par l'ADAGP, la photo de son oeuvre sera retirée du blog à la fin de l'exposition.