« Mais alors, qu’est-ce que tu fais ? » Sempiternelle, la question revient sur le tapis dès que la conversation s’engage. Même pas encore une année écoulée depuis que j’ai quitté la boîte et quand je reprends un contact – rare je dois l’admettre – la première question que l’on me pose revient à s’interroger sur mon emploi du temps.
Toi qui as franchi la frontière, révèle nous la vérité. Parfois c’est un peu comme si je revenais de l’au-delà, résurrection miraculeuse m’ayant permis d’entrevoir des « choses » que l’esprit humain ne peut concevoir de son vivant. Ou encore, comme durant l’époque du Rideau de fer, un qui ayant franchi le Mur serait revenu à l’Est expliquer ce qui s’y passait derrière – en supposant bien sûr, qu’il en ait été un qui revint et vivant.
Les reportages à la télévision, les enquêtes dans les magazines peuvent se succéder, rien n’y fait, les gens actifs incrédules, veulent que leurs proches ou du moins des personnes de leur entourage, donc supposés crédibles témoignent de la réalité de la vie quand on ne travaille plus. Quand on arrête de travailler, est-ce qu’on est mort ? J’entends la question muette se heurter aux parois internes du cerveau de mes interlocuteurs, cherchant à s’échapper de la bouche cousue qui la retient par politesse. Question existentielle qui en taraude plus d’un, car elle ouvre des perspectives troublantes. Si la vie est belle après la carrière professionnelle, pourquoi m’être pourri la vie à bosser comme un malade, et inversement si après des dizaines d’années de labeur la vie est encore plus épouvantable arrivé à la retraite, l’avenir est bien noir. Cruel dilemme.
Alors, pour en revenir à la question posée, je réponds « Je ne fais rien ! » avec des yeux illuminés de bonheur, qu’on ne voit pas mais qu’on devine même au téléphone. Je suis comme le prêtre affirmant son amour de Dieu devant un parterre d’incrédules, rayonnant d’un bonheur simple que les mots ne peuvent exprimer.
J’enjolive un peu, certes, mais je dois penser à mes lecteurs qui se fichent de mes tourments existentiels mais apprécient qu’on leur conte une bonne histoire. En tout cas je ne mens pas, j’en rajoute un peu dans le lyrisme tout au plus. Trêve de balivernes, c’est quand même mon « je ne fais rien ! » qui déstabilise l’interlocuteur. Car ne rien faire à notre époque, fait hausser les sourcils. Quand je dis, ne rien faire -je ne dis pas ne pas travailler, car ça c’est courant ou commun si je m’en réfère aux chiffres de Pôle Emploi – non, je parle du choix délibéré de ne rien faire de particulier, ne pas m’inscrire à un club d’activités de quelque nature qu’elles soient, alors que je suis un jeune retraité.
De même qu’on peut faire de beaux voyages sans aller au bout de la planète si on sait ouvrir ses yeux au monde qui nous entoure, de même on peut occuper ses journées si on sait profiter des bonheurs simples, souvent gratuits et nombreux, que sont le vol et le chant des oiseaux, l’observation des passants qu’on croise dans la rue, les longues promenades, la lecture et la musique, et j’en passe. Alors, si vous me demandez ce que je fais de mes journées, je constate que mes occupations sont assez nombreuses pour que je trouve les jours bien trop courts.
Mais il faut que je vous avoue mon secret, si on est trop actif quand on est jeune, plus âgé (ou atteint par la maladie) on en souffrira, c’est pourquoi il faut s’entraîner très tôt, à ne pas être trop occupé et à vivre en bonne intelligence avec soi-même. Mes biens chers frères, mes biens chères sœurs, ainsi s’achèvera mon homélie du jour…