Jorge Semprun.
L’écrivain espagnol, dont la majeure partie de l’oeuvre littéraire est rédigée en français, s’est éteint mardi à 87 ans, à Paris. Ancien résistant et homme politique influent, Jorge Semprun a été le reflet vivant d’une Europe en proie aux turbulences de l’histoire.
Espagnol à Paris, Français à Madrid, Jorge Semprun était l’archétype de l’Européen né entre les deux guerres. Pour ce fils d’ancien diplomate du Front populaire espagnol, issu de la bourgeoisie madrilène, les convictions européennes furent une constante familiale. Question d’éducation…
Car l’Espagne du début du XXe siècle, contrairement à ce que l’on peut imaginer parfois, n’était pas enfermée dans un nombrilisme péninsulaire. Au contraire, la culture française y tint toujours une large place, au même titre que la culture allemande dont l’intrusion remonte au XIXe siècle. Les grands penseurs allemands, abondamment traduits en Espagne ont certainement influencé la pensée de l’intelligentsia madrilène… Sans oublier le nec plus ultra : les inoubliables gouvernantes allemandes, longtemps jugées indispensables à l’éducation des petits espagnols de la haute société !
Jorge Semprun a grandi dans cette ambiance entre un père cultivé, lecteur assidu de la revue française Esprit, et une gouvernante germanique qui lui inculqua ses premières notions d’allemand, à l’heure où il commençait à peine à s’exprimer en espagnol.
En 1936, lorsque la guerre civile jette les Semprun sur les routes de l’exil, le petit Jorge a treize ans. Il parle aussi bien l’allemand et le français que l’espagnol ; mais son passage au lycée Henri IV à Paris va en faire un véritable bilingue qui manie avec autant de finesse la langue de Victor Hugo que celle de Cervantès. Au point qu’il lui arrive parfois, quand il prend des notes personnelles de commencer une phrase en français et de l’achever en castillan… C’est une «espèce de schizophrénie du langage », ironisait Jorge Semprun qui avouait : «Ce qui m’intéresse le plus dans la vie, c’est la communication»
L’itinéraire de Jorge Semprun est le reflet vivant d’une Europe en proie aux turbulences de l’histoire. Très tôt engagé dans la Résistance française dans les rangs des communistes, il a vingt ans lorsqu’il débarque à Buchenwald. Comme la plupart des communistes enfermés dans ce camp, il est chargé de l’organisation du travail et de l’affectation de la main-d’œuvre. Il y restera jusqu’au 24 avril 1945. Deux ans qui le marqueront ; deux ans de souvenirs, d’images, d’angoisses qu’il mettra dix-sept ans à assimiler, le temps que l’oubli panse les plaies ; le temps que la pudeur s’efface devant le témoignage pour aboutir en 1963 à un premier livre bouleversant, Le Grand Voyage.
Aussitôt libéré, Jorge Semprun reprend ses activités politiques. De 1953 à 1963, il dirige le Parti communiste espagnol dans la clandestinité, changeant plusieurs fois d’identité ; tantôt à Madrid, tantôt à Paris, on le rencontre en compagnie de Vian, de Vailland, de Desanti ou de Merleau-Ponty. Un itinéraire sans faille d’un communiste convaincu, engagé dans les croisades contre le franquisme. Puis en 1964, c’est l’exclusion du parti, prononcée par Santiago Carrillo, pour délit d’eurocommunisme.
Homme de double culture
Français ? Espagnol ? Héros et antihéros ? Aventurier et penseur ? Jorge Semprun a besoin de faire le point. Il entre en littérature. Il prend le temps de vivre, musarde à Saint-Germain-des-Prés, hante le marché de Buci à la recherche des odeurs et des couleurs. Ses livres sont autobiographiques, directement écrits en Français. L’un d’eux, La Deuxième Mort de Ramon Mercader lui vaudra en 1969, le prix Fémina.
Mais c’est l’aventure cinématographique qui lui permet d’assurer sans heurts la transition entre le militant et l’écrivain. En lui commandant le scénario de La guerre est finie, Alain Resnais l’aide à changer de peau. «Cela m’a permis de gagner trois ans », avoue Semprun qui considère cette expérience comme son purgatoire. De cette époque date sa rencontre avec Yves Montand. Une profonde amitié va naître à travers leur communisme sceptique et leurs illusions perdues. Une étroite collaboration va aboutir aux trois grands films de Costa-Gavras : L’Aveu, Z et État de siège.
Avec la mort de Franco en 1975 et le vent de liberté qui souffle sur l’Espagne, Semprun se sent délié de tout serment. Le Parti communiste espagnol étant légalisé, plus rien ne pouvait empêcher en 1977 la publication de L’Autobiographie de Federico Sanchez (un des pseudonymes de Semprun dans la clandestinité). Ce livre écrit en castillan qui évoque son itinéraire communiste n’a guère été apprécié par ses anciens compagnons. Peu importe, Semprun devait l’écrire pour en finir une fois pour toutes avec cette vieille obsession qui l’empêchait de reconquérir son identité.
Taxé par la gauche espagnole d’anticommunisme viscéral, accusé d’avoir viré à droite, Jorge Semprun a fait pendant trois ans l’expérience du pouvoir comme ministre de la Culture dans le gouvernement socialiste de Felipe Gonzalez. Homme de double culture, il était peut-être le plus à même de veiller à la bonne place de l’Espagne dans le concert européen. Homme d’ouverture, il considérait ainsi son rôle de ministre : «être à l’écoute de la société et répondre d’une façon positive ou négative à ses demandes .»
Mais les opinions tranchées de Semprun, ses diatribes contre le conservatisme idéologique et le sectarisme aveugle de certains compagnons de Felipe Gonzalez lui ont attiré des inimitiés. Alors, le 12 mars 1991, Jorge Semprun est retourné à sa vie de simple citoyen partagée entre la France et l’Espagne. En 1996, il est élu à l’Académie Goncourt ; il n’a pas pu entrer à l’Académie française car il a conservé la nationalité espagnole. En 2004, il a reçu le Prix Ulysse pour l’ensemble de son œuvre. Le 30 novembre 2007, il a reçu les insignes de docteur honoris causa de l’Université Rennes 2 Haute Bretagne.