Encore une aventure rocambolesque ! Il y a de ça plusieurs mois, j’ai accepté une invitation d’aller dédicacer mes bouquins à la fête Arts et Livre de Saint-Affrique, dans l’Aveyron. Un rapide coup d’œil à la carte me disait, à moi, Nord-Américain, que c’était tout à côté de Sauve, à peine plus de 120 km. Habitué des salons du livre québécois, je prenais également pour acquis l’existence d’une sorte de navette des poètes qui probablement nous prendrait à Nîmes ou à Montpellier. J’avais aussi des plans alternatifs ; y aller à vélo si mon emploi du temps et la température collaboraient (c’est 120 km de montagne), y aller avec ma blonde (si j’étais parvenu à m’en trouver une sur les entrefaites), convaincre quelques potes, monter en train, et cætera.
Puis, trois semaines avant l’échéance, la réalité a commencé à s’imposer à moi. Pas de navette. Compte tenu du relief, trois jours de vélo aller, trois jours retour. Toujours pas l’ombre de l’éventuel rayon de lune du possible début de brise de la moindre occasion de m’éveiller le romantisme. Les gentils organisateurs me filent des numéros et des courriels de gens qui passent par mon bled pour se rendre à la fête, mais personne ne semble avoir envie de subir la moindre usure des tissus sacrés de leurs fauteuils d’auto. Pas un de mes potes qui ait envie de lire, découvrir un nouveau village, traverser les Cévennes, faire une sieste au bord de la Sorgue, se faire dédicacer un bouquin. Je croise mon amie Agnès. Elle ne sera pas présente. En entendant parler de mon souci de transport, elle me fait « mais une de tes innombrables copines t’y conduira… » C’est ça, les villages. Eh, eh. Le train ? Il n’y en a qu’un, qui arrive à 16h30 (la fête se termine à 17h) et qui repart à la même heure. Calcul rapide, ça signifie que je dois arriver la veille et repartir le lendemain. Sans compter 110€ aller-retour. Honnêtement, je prendrais immédiatement cette fortune pour aller voir mes adorables potes de Pau que je n’ai pas vus depuis l’invention du dérailleur, ou à peu près.
L’échéance approche… Rien ne se présente. J’étends mes recherches dans les troisième et quatrième cercles. Dans une fête, sous l’effet de l’alcool, une sympathique mousmé promet de m’y conduire si je trouve un véhicule. Je trouve. Tout est arrangé. Bonheur. Puis, je suppose qu’elle dessaoule un peu. Enfin, non. Elle n’est plus si certaine. Puis elle se dégonfle complètement. Baah.
Comme je suis plus loyal qu’un chien, plus obstiné qu’un chat et plus con qu’un poisson rouge, je finis par me décider samedi matin. J’irai en stop. Sauf que samedi matin, c’est le lendemain de vendredi soir. Et que vendredi soir, c’était mon baptême de féria. Je me réveille donc, non pas chez moi dans mon lit près de ma minette au milieu du bal hystérique des martinets, mais dans la chambre d’ami de mon pote co-Mollomollet Guillaumus, à Nîmes. Après, c’est la course vers le pauvre bus tout cassé par les fêtards, la cavalcade zigzaguante dans les collines du Nîmois (sur fauteuil rompu et ballottant), la douche, le changement de fringues, le bourrage du sac, la séance devant un miroir (prendrais-je, moi, ce gros connard hippie barbu dans ma voiture ?), la permutation de chemise et le rasage sommaire qui s’en-suit, l’oubli des clés, du porte-feuille, du mobile… bref, 13h. Départ.
Journée avec. J’ai souvent des journées sans, mais là, au début, c’est zip zap. À 15h, je suis déjà à 21 km de Saint-Affrique. Oh, joie. Je suis en plus sur une route très passante. Un groupe de trois ou quatre bagnoles passe toutes les cinq minutes, coincé derrière un camping car. Alors, c’est super. Ça va bien aller. Je suis posté dans un endroit idéal. On me voit de loin, je suis bien visible et bien éclairé, il y a un espace derrière moi le long de la route pour s’arrêter sans danger.
Presque tout de suite, un type met son clignotant, me fait signe, je soulève mon sac, me retourne, mais il hésite, puis appuie sur la suce et fonce droit devant lui. Bizarre. Une demi-heure passe. Il m’a foutu la guigne, ce zig. Un conducteur sur deux me fait signe qu’il me prendrait bien mais que, bon, il tourne bientôt, il s’arrête, il n’a pas le temps. Eh, les gars, si vous ne me prenez pas, fuck le pantomime, uhm ? Quand même, je puise comme toujours tout au fond de moi l’énergie de sourire, d’avoir l’air léger. Je répète des chansons, surtout les textes de celles que je ne joue pas souvent.
Une demi-heure de plus s’est écoulée. Je n’ai pas bougé. Encore des voitures. Des camping cars. Jamais un seul de ces mastodontes vides ne m’a embarqué. Est-ce si étonnant ? De grandes voitures inoccupées. Des petites surchargées. Des 4x4. Des camionnettes. Des jeunes baba-cools, même, le visage coincé, les mains crispées sur le volant ou sur la portière. Des mères de familles avec leurs mômes, je hausse les épaules en ayant l’air de dire « moi non plus, je ne prendrais pas un estranger avec les prunelles de mes yeux dans le char ». Souvent, elles réagissent à ma tronche et cette complicité me fait sourire, me donne trois gouttes d’énergie supplémentaire pour continuer mon humiliante quête. Deux hommes seuls dans un minibus déserté. Ils accélèrent en m’apercevant. Grr.
Il est bientôt 17h. Je suis là depuis deux heures. Au même endroit. À force de piétiner le gravier, mes sandales sont en train de creuser une tranchée sur le bord de la route. Un vent froid s’est levé. Je sors ma veste. Puis, j’ajoute un chandail de laine. À 30 mètres, il y a une coopérative de fromage. Je décide d’aller y quêter un verre d’eau et, qui sait, un peu de sympathie. Une gentille dame me permet de boire autant de micro-gobelets d’eau fraîche que j’en désire. J’achète même un petit brebis-bio. Mais pas de co-voiturage en vue.
Je retourne à mon poste. Je me rappelle soudain qu’à la féria, je ne me rappelais plus comment danser la merengue. Je décide de consacrer mon temps à me remémorer les pas. J’ai toujours eu de la difficulté avec ce truc de pied droit devant, piétinage au milieu, pied gauche derrière. Pour me guider, je chantonne Chan-chan. Ça doit faire un truc qui va chercher la pitié chez les gens, parce qu’un jeune homme me prend tout de suite. Il va à 400m, mais je monte. Il faut briser l’étau de malchance. Il me laisse à une aire de repos. Tout de suite une dame et son fils s’arrêtent. Ils vont à 1 km. Je suis preneur ! Casser l’immobilité lancinante ! Je traverse à pied le village de Saint-Rome de Cernon pour me rendre au rond point de la sortie. Une enseignante m’emmène… au prochain hameau, Tierguès. Ça continue comme ça, c’est un truc marrant. Dix voitures pour 21 km. Et me voilà en train de siroter trois bières à la terrasse du Grand Café, à deux pas de la Sorgue, à Saint-Affrique.
La fête ? Que du bonheur. Les organisateurs sont magnifiques, m’accueillent chez eux, comme un ami et je roupille comme une marmotte. Le lendemain matin, mon stand est prêt, mon nom est là, les médias ont préparé ma venue et je vends plein de bouquins. On nous offre à boire et à manger. Il y a du soleil. Le décor est plus qu’enchanteur. Je fais la rencontre d'un tas de gens sympas. On sourit, on rigole. Je donne une entrevue radio épique, échevelée et interminable…
Un gentil auteur me ramène sur Montpellier en compagnie d'une divine conteuse de son amoureux, jeune éditeur. On me dépose sur la route de Sauve. Tout de même, il est déjà 20h30 et je commence à croire que je vais dormir dans un abribus. Mais un gaillard me prend tout de suite et me dépose 4 km plus loin. Là, je marche sec pour trouver un bon endroit, parce que je me trouve dans un village aux rues étroites. En avançant, je passe près d'une vieille couverture brune très sale qui traîne sur le trottoir, couverte de vomissures. J’hésite un instant. Si je la joue pessimiste, cette couverture pourrait me sauver la vie dans deux heures, alors que le mercure chutera à 10 degrés. Si je la joue optimiste, ce tas de tissu horrifiera les automobilistes qui croiront que je suis un sdf puant et craindront que je macule leurs jolis intérieurs lavande. Eh, ben. Je décide de passer mon chemin.
Coup de théâtre. À peine suis-je arrivé à la sortie de Prades-en-Lèz (quel joli nom !), deux Sauvains me font une place dans leur voiture surchargée. C’est pas le bonheur, ça ? Quelques minutes et me voilà sur la terrasse du Jardin à basculer les pintes. Le soleil décline discrètement derrière le paravent de ses nuages métalliques. La douce ivresse m’engourdit les membres et fait pétiller les guirlandes qui ornent la tonnelle. Il y a un pote à tous, un des fils de Sauve que tout le village adore, qui pleure à chaudes larmes sur une table. Il a récemment perdu ses parents et ne parvient pas à s’en remettre. Il répète en boucle qu’il est seul au monde. Nous sommes tous et toutes autour de lui à lui tapoter les épaules, à lui payer des coups, à tenter de le consolerR. Il me serre dans ses bras quand je me lève pour aller rejoindre Modestine. Je le regarde dans les yeux, au-delà du brouillard de pastis et du rempart flou de ses épais fonds de bouteille :
— L’incendie, mon vieux. Tu verras. Il finit toujours par diminuer.© Éric McComber