Dans Roman, texte génésique, c'est la GRANDE littérature russe elle-même qui innerve le livre dans son ensemble, jusqu'aux rituels et sacrifices finaux dont la mise en scène donne enfin corps à la matière et efface toute théorie ou principe transcendant précédemment ressentis dans le livre (le titre, le nom du personnage, et tout le grand roman russe qui court jusqu'à la page 400) afin d'inventer (ou de réinventer, si on en fait le petit-fils de Rabelais) une profanation extrême (les 100 dernières pages) : ou comment élever le pressentiment d'une nostalgie future à l'art de la profaner par anticipation. (Ca à l'air costaud dit comme ça, mais c'est une espèce d'étrange formulation toute personnelle pour parler d'un truc certainement bien simple : toutes les grandes oeuvres se projettent dans un espace littéraire pressenti, pourtant inédit jusque-là, et ce saut qui emporte avec lui toute la chair de la littérature passée en même temps coupe le cordon. La littérature et le roman, son avatar le plus moderne et libre, pourraient bien obéir à la nostalgie de ce qui n'a pas encore eu lieu.)
Dans Le Lard Bleu, moins "théorique" et certainement plus foutraque, la substance s'incarne encore dès le titre. Et ce mystérieux lard bleu, s'il n'est pas encore exempt de lien avec la GRANDE littérature russe, il court déjà du côté de la parodie (là où Roman tiendrait plutôt du pastiche/hommage) et a le rôle des éléments alchimiques du savant fou Sorokine.
Dans Le Kremlin en sucre, on tire directement du côté de la caricature, et là, la littérature n'est plus tellement la cible de l'auteur sinon directement la société russe dans son ensemble, prise brute de décoffrage, sans se poser trop de questions. Cela rend aussi le livre moins sérieux, et peut-être un peu moins intéressant, mais pas moins désagréable à lire. Et une fois n'est pas coutume, le titre porte la substance qui caramélise toute la narration...
Et donc, la substance saccharose de ce petit dernier, la voilà : quinze chapitres qui sont autant de tableaux d'une exposition - ce qui fait au passage un peu plus que ce qu'avait prévu Moussorgski - et qui fabriquent le kaléidoscope du futur de la Sainte Russie, entièrement féodalisée et hologrammatique. On y croise tripotée de personnages aussi tordues et loufoques que chez Gogol ou Boulgakov, mais appartenant à notre XXIe siècle sous acide, radioactivité, pornographie et illusions interminables : la soupe populaire n'est pas ragoutante et il n'y en a pas pour tout le monde, cela n'a à vrai dire pas grandement changé, et les princesses et princes des palais ont le droit d'avoir des rêves bien plus vénéneux que ceux du pauvre peuple. Cette année, l'Etat distribue pour Noël, sur la place Rouge, des morceaux d'un Kremlin en sucre, et chaque petit bout sera la pièce essentielle d'un drôle de puzzle qui reconstitue un pittoresque lendemain qui ne donnera jamais vraiment envie de chanter... Chaque chapitre-nouvelle, comme une bouchée, est une douce décharge et l'on se satisfait bien aussi que la dose ne soit pas plus forte, ouf !
C'est forcément moins dense et moins riche que d'autres de ses romans. Mais après un long repas, cette succulente et acidulée friandise, juste idéale, excite les papilles, du fait qu'elle cache entre autres choses, sous ses airs de texte fortement délirant mais jamais entièrement hystérique, qui cache disais-je, peut-être l'une des clés du projet romanesque de Sorokine, que je retranscris ici d'un dialogue tiré des « Mendiants chanteurs », c'est Vanioucha qui cause, et répend la morale de l'histoire, ah ! ah ! :
De nos jours le monde est peuplé de méchants. Le mal, vois-tu, il s'accumule, il s'accumule jusqu'au moment où le bien prend le dessus. Mais pour ça, il faut du temps...