Les soirées de l’équinoxe (9/9)

Par Montaigne0860

Serena ne manifesta aucun désir de voir son mari une dernière fois ; prise en main par le médecin du Baron, elle se laissa guider sans un mot dans un salon du château.
Tandis qu’ils s’apprêtaient à boire leur café du matin autour de la table de la cuisine, le Baron dit au musicien:
« Après cette fin de nuit agitée, inutile de vous dire que rien n’est annulé. N’ajoutons pas le mal au mal ; le concert aura lieu ce soir comme prévu. »
Il passa la langue sur ses lèvres, prit un croissant frais et ajouta :
« Je vois que vous ne dites rien. C’est donc que vous êtes d’accord. Tenez, prenez donc un croissant… ce n’est pas tous les matins qu’on se fait livrer des viennoiseries par une ambulance !
- Je vous remercie, dit-il en souriant… Vous serez au piano, votre femme chantera, c’est bien ça ?
- Vous avez tout compris. »
Le Baron prit une gorgée de café, puis changeant de ton, il murmura:
« J’ai un aveu à vous faire. Contrairement à ce que vous avez pu croire, ces deux concerts n’étaient pas organisés pour mettre en valeur Serena, encore moins ce pianiste ridicule (Dieu me pardonne!). Elle n’a pas besoin des soirées de l’équinoxe pour faire carrière ! Tout cela était pour vous, mon cher !
- Pour moi ? Mais comment…
- Ne dites rien, cher ami. Je vous prie seulement de m’excuser pour cette petite diablerie.
- Je vous…
- Non, non, ne vous donnez pas cette peine ! Vous êtes un excellent compositeur doublé d’un instrumentiste hors pair !… Euh, trêve de flagorneries, ajouta-t-il en repoussant sa chaise, nous ferons deux répétitions. La première à midi et la seconde après la sieste, ça vous convient ?
- Parfaitement… Très bien, très bien ».

*

Il reçut des hommages, des promesses de concerts, serra quantité de mains, crut reconnaître dans un public trop nombreux pour l’auditorium des spectateurs présents la veille. On lui parla de ses compositions, de leur énergie, de leur originalité : il reçut tout cela avec bienveillance, même s’il songea que l’on en faisait peut-être un peu trop. Il pensa à la dernière œuvre de Schubert, ce « Pâtre sur le Rocher » justement, qui à la seule mention du titre lui faisait naître des frissons, sans parler de l’interprétation de ce soir où Emma l’avait chanté avec l’évidence d’une enfant acrobate, magnifique de jeunesse, tandis que le pianiste leur tenait la main avec une force peu commune, dans un respect lumineux et grave à la fois. Le clarinettiste l’éprouva rétrospectivement comme un des plus beaux moments de sa vie.

Les jours passèrent, il resta.  Serena sortit peu à peu d’une forme de léthargie qui avait frappé ceux qui l’avaient accompagnée à l’enterrement de son mari.
Il resta à cause d’elle bien sûr, mais le silence aussi l’absorba totalement. Il ne se sentait pas le cœur d’abandonner ces lieux exceptionnels où les œuvres lui coulèrent des mains, à tel point que le papier à musique déposé dans le tiroir de son bureau vint à manquer.
Une ou deux fois par semaine, vers le soir, leurs regards se croisaient, le Baron faisait un clin d’œil à sa femme, Emma se levait, ils allaient tranquillement vers l’auditorium à travers la cour pavée et jouaient pour eux-mêmes la dernière œuvre de Schubert. Parfois, Serena faisait une apparition, restait debout dans l’entrée, souriait un peu, puis repartait sans dire un mot.
Un soir de juin où Serena était montée (le jour était à peine tombé), Emma se reprit à évoquer la fameuse nuit en empruntant un détour inattendu :
« Si, comme vous me le demandez, je devais résumer mon enfance, je vous dirais : coups et blessures ; ce qui revient à dire : crainte et tremblement, car les plaies et les bosses sont moins importantes que la destruction intérieure, c’est bien connu. D’où la nécessité de ce silence que vous appréciez tant. Lorsque j’ai rencontré le Baron dans un concert où je chantais, je lui ai demandé aussitôt de me donner un lieu. Ainsi sommes-nous arrivés à cette solution que vous connaissez : ce château entouré de silence où la musique – celle que nous révérons – peut s’élever sans qu’il soit besoin de se calfeutrer ; de plus, très naïvement, je ne voulais plus jamais entendre parler de violence.  Puis Marcato est entré dans ces murs. Le soir où vous m’avez révélé qu’il battait Serena, j’ai guetté toute la nuit, jusqu’à ce que je devine à travers les cris qu’il venait de s’échapper. Poursuivi par les gardiens, il est venu vers moi en courant ; j’ai  pris à pleines mains une branche du figuier qui poussait à deux pas de l’abîme et je l’ai relâchée sur son passage.
- Mais… la police?
- C’est un suicide… ou un malheureux accident… peu importe, dit le Baron en se levant. Ah, à propos, j’ai reçu la semaine dernière un appel venant de chez eux…oui, oui, de la police. Ils ont pris la peine de dépouiller les carnets de notre brute. Eh bien pour le suicide de votre premier pianiste on a trouvé le coupable !!!!
- Marcato, dit le musicien.
- Oui. Il a tout manigancé. Il voulait être près de Serena bien sûr. Sans doute pour la détruire. »
Long silence. Puis le Baron brusquement :
« Dites donc, on pourrait peut-être…, lança-t-il en ouvrant la porte qui donnait sur l’extérieur.
- Le pâtre, dit le musicien, oui, oui !»
Ils se rejoignirent dans la cour et, en un trio parfait, s’avancèrent vers l’auditorium où Schubert les attendait.