Dix-huit au vingt mai. Voilà enfin mon premier long séjour en Corse. Je me suis glissé presque en contrebande par deux fois au Nord de l’île, mais sans sortir des saveurs du Cap Corse. Patrimonio m’avait laissé dans le souvenir ébloui d’un maquis d’automne aux senteurs fanées. J’étais reparti plein d’admiration pour ce village à l’église perchée qui se protégeait des deux côtés d’une mer tant aimée et tant redoutée. J’étais surtout reparti plein d’admiration pour des vignerons chanteurs, des photographes amoureux des replis du paysage et des musicologues qui revenaient aux sources d’un pan des sources traditionnelles des musiques méditerranéennes. Ebloui et étourdi. Introduit, séduit, dans l’espoir d’un retour qui a été finalement politique, pour une réunion d’élus du littoral aussi vite saisie que perdue, entre Bruxelles et Rome au début octobre l'an passé.
Dernier aller et retour en févier cette fois, entre deux bercements nocturnes d’un ferry tout en lenteur. Dans un bercement qui a persisté dans mes jambes et dans ma tête bien au-delà de la traversée. Il s’agissait de la rencontre à Corte de ceux qui vivent au quotidien les demandes des touristes plaisanciers ou terrestres. Ceux en tout cas qui sentent qu’entre leur propre territoire et l’eau qui les entoure, des histoires d’amour et de crainte se sont croisées et qu’il serait certainement bon de les raconter. Mais comment ?
J’aime raconter. Je pense encore qu’avant toutes les études stratégiques théoriques auxquelles nous allons être soumis dans les mois à venir, il faut d’abord savoir ce que les lieux et les hommes racontent…et pour qui ! Mais avant de le faire, je dois lire, écouter, faire parler et surtout sentir la vie des territoires. Cette vie là ne se découvre que dans la durée ou du moins dans l’accumulation de moments courts, de visions surprises et dérobées qui disent un angle particulier, autrement inaperçu par la seule connaissance des livres. Et surtout dans la discussion avec ceux qui y vivent, qu’ils y soient nés, qu’ils s’en soient détachés ou qu’ils y aient pris racine. Les pays que j’aime, j’y connais des amis, j’y écoute des politiques, j’y circule avec des passeurs, je m’installe sur le bord de l’eau ou de la falaise et je regarde et je respire. Les odeurs sont un spectacle ! Et cette fois il ne s’agissait plus de bosquets fanés, mais de fleurs insolentes, de tapis de Composées jaunes piquetés de coquelicots et du doux bourdonnement des abeilles.
De Solenzara, je n’ai dans la tête que le ballet des poissons sans effroi dans les eaux claires du port. Une sorte d’attirance ou plutôt d’appel pour ceux qui aiment pêcher. David est de ceux là. Il connaît ces flux argentés par leur nom. Il flirte avec la mer. Mais, me dit-il « C’est juste pour le plaisir. Une fois attrapés, je les rejette à la mer. » Cette ville sise près d’une base militaire vit aujourd’hui au rythme des avions qui partent vers la Syrie. Plusieurs, dans la nuit pleine d’une lune un peu sanglante, déchireront le calme sonore de vaguelettes qui me bercent, en bas des escaliers de l’hôtel. Le temps est une merveille. Mes amis acceptent l’idée qu’ils vivent au paradis ; même si la politique est ici un peu plus rude ou directe qu’ailleurs et qu’elle se rappelle à chacun au son des détonations.
Le temps de parcourir l’île en voiture. D’abord vers le sud en longeant la richesse des cultures qui affrontent, dans la plaine, la surveillance de montagnes somptueuses et d’un Parc naturel qui attire las randonneurs venus de partout. Villes vides encore, en attente des envahisseurs contemporains. Les premières tours génoises ponctuent le paysage. Ce sont des signaux qui lancent un message à la mer et ce sont en même temps de magnifiques observatoires. Double message en somme qui devrait établir une barrière invisible. Et puis un passage étrange en longeant Porte Vecchio. Il ne s’agit pas de s’y arrêter, mais simplement de constater qu’ici toute une activité construite a envahi les abords de la nationale, puis est parti semer des villas non pas somptueuses, mais incongrues au bord de l’eau ou dans la confiscation de la vue. Des vedettes françaises et des mafieux russes viennent s’y reposer, et prétendent que la vraie vie consiste à se baigner dans le champagne. Tout est permis, me dit-on. Un étrange parfum de globalité s’élève. Il faudrait y venir voir de plus près, mais est-ce vraiment nécessaire ? Sinon pour vérifier les horreurs économiques dénoncées par Viviane Forrester voici quelques années. « Voici donc l’économie privée lâchée comme jamais en toute liberté - cette liberté qu’elle a tant revendiquée et qui se traduit en déréglementations légalisées, en anarchie officielle. Liberté assortie de tous les droits, de toutes les permissivités. Débridée, elle sature de ses logiques une civilisation qui s’achève et dont elle active le naufrage. »
Même si les organisateurs du chaos y sont aussi présents, en bord de mer, Bonifacio me semble un havre de paix. L’argent y est partout, comme un fil conducteur, mais il s’agit cette fois, dans le plongeon vers la calanque, et dans le point de vue sur la Sardaigne qui semble bien proche, des tiges argentées de toutes ces plantes xérophytes qui se couvrent de lainage pour éviter, paradoxalement, de transpirer. Epineuses du chemin de Ronde. Genévriers des pentes. Composées poussant en cascade autour des escaliers qui s’enfoncent dans le karst et autour du puits du Roi d’Aragon. Les noms témoignent de l’histoire de cette place forte dont les ressauts me remettent de nouveau sur le droit chemin d’un thème commun : celui des fortifications. Je me sens à Luxembourg, mais avec l’espace marin pour horizons à surveiller. La dernière caserne abandonnée par des militaires venus de partout, qui ont laissé les souvenirs naïfs de leurs armes ou plutôt de leurs fières armoiries, peintes sur les murs et puis bien sûr les canons tournés vers le détroit, flirtent avec la superbe caserne génoise vidée de son contenu et avec la caserne plus moderne occupée aujourd’hui par la mairie. Même le cimetière marin, blanchi de chaux et fleuri de plantes à peine domestiquées, célèbre cette résistance. Chaque chapelle mortuaire y raconte la protection, le dos tourné à la mer et parle pourtant de la nécessité de l’eau qu’il faut aller puiser profond pour abreuver les morts. Les saints se gardent bien d’éprouver de la crainte. Ils ont du quitter les chapelles écroulées ou désaffectées pour se regrouper dans deux églises. Marie Madeleine et la Vierge attendent la fête votive avec confiance, tandis que des gardes un peu barbaresques assistent à la résurrection d’un Christ couronné d’angelots. Les fastes du Baroque en attente de défilé festif. Quel que soit le propriétaire des lieux, sauf s’il s’agit des Maures et des barbares épris de pillage, le respect de Dieu couronnera cet espace perché qui est en effet plus près du ciel que les autres villes côtières. S’il reste des anachorètes, je les rencontrerai certainement ! Saint François d’Assise qui n’est jamais venu a lancé les Franciscains à l’assaut des pentes. Ils y sont toujours et on m’en suggère le thème. Si Assise la terrestre veut bien se marier à la terre insulaire, on pourrait y penser.