Tournant le dos à son passé d’institution asilaire, l’hôpital psychiatrique de Thiaroye, au Sénégal, tente de faire prévaloir une prise en charge ouverte, originale et respectueuse des malades. Une démarche qui se heurte à de sévères contraintes budgétaires, dans un contexte d’explosion de la demande de soins psychiatriques.
Thiaroye (Sénégal), envoyée spéciale.
Assise sur les marches qui mènent au service des admissions, une jeune femme au mince et long visage, drapée dans une étoffe rouge, entonne une déchirante mélopée. Son regard se perd au loin, au-delà du minaret qui domine la vaste étendue sablonneuse et arborée de l’hôpital psychiatrique de Thiaroye. La quiétude de ces lieux aux portes et portails grands ouverts ne dit rien de l’institution asilaire fondée en 1961 où l’on enfermait jadis les mendiants, les aliénés, les incurables et les lépreux dont les autorités voulaient débarrasser le nouveau Dakar. Pour tourner le dos à ce passé, Thiaroye s’est réapproprié l’héritage d’Henri Collomb, psychiatre français longtemps en poste à Dakar. Dès 1959, dans le sillage de Franz Fanon en Algérie, ce médecin militaire fit le choix de s’inscrire en rupture avec une psychiatrie coloniale prompte à forger des arguments pseudoscientifiques pour justifier le statut de sous-citoyen réservé aux indigènes. Entouré, à l’hôpital de Fann, d’une équipe pluridisciplinaire, Henri Collomb posa, dans les années soixante, les jalons d’une psychiatrie désaliénante, ouverte sur la culture des patients et sur les réponses des sociétés traditionnelles à la maladie mentale. Une approche révolutionnaire, qui en fit le fondateur de l’école de Dakar et l’un des précurseurs de l’ethnopsychiatrie (voir encadré). L’hôpital de Thiaroye a ainsi fait sien le principe de « l’accompagnant » institué par Henri Collomb. Chaque malade est hospitalisé avec un membre de sa famille ou un proche. Sur les 150 lits que compte l’institution, 75 sont réservés aux accompagnants.
Ceux-ci pallient, de fait, le manque de personnel soignant. Mais ils maintiennent, surtout, un lien entre le malade et son environnement social et familial. Ces auxiliaires, formés aux techniques d’écoute, permettent de rompre l’isolement des patients, d’atténuer le choc de l’hospitalisation. Ils transmettent aux soignants de précieuses informations sur l’état du patient, l’évolution de la maladie. En marge des bâtiments d’origine, des cases disposées en rond restituent une atmosphère villageoise. Les patients les plus aisés y logent avec un tiers désigné par la famille. De même, les enfants hospitalisés dans le service de pédopsychiatrie, récemment inauguré, ne sont jamais séparés de leur mère. Plus dégradés, les locaux historiques et leurs chambres communes accueillent les malades plus modestes.
Des cases disposées enrond restituent une atmosphère villageoise…
Pas de surpeuplement ni de tensions, pourtant, dans cette partie de l’hôpital. C’est là qu’officie l’avenant docteur Ahmed Saloum Diakhate. Dans le cabinet de consultation encombré de livres et de documents, ce médecin-chef psychiatre reçoit un jeune homme que l’arrivée d’étrangers ne distrait pas de son soliloque apeuré. Dernier héritier d’un lignage princier, il est convaincu qu’un génie malfaisant a « voulu manger son âme ». « La tradition reste très prégnante dans le rapport à la maladie mentale, expose le psychiatre. Prenons le génie tutélaire protecteur de Dakar, Leuk Daour Mbaye. Les Lébous, membres de l’ethnie autochtone, le croient bienfaisant, au contraire de ses enfants, malfaisants. Chaque lieu, chaque famille, chaque individu a son génie tutélaire, auquel il faut offrir des sacrifices pour ne pas s’exposer à des catastrophes. Le malade a-t-il enfreint les règles du génie protecteur ? Il faut chercher, passer par toutes ces étapes avant d’arriver à l’hôpital. » Familiers des méthodes traditionnelles de prise en charge de la maladie mentale, les personnels soignants intègrent pleinement cette dimension culturelle, jusque dans certains dispositifs thérapeutiques. Toujours inspirées des méthodes mises au point par Henri Collomb, les équipes de Thiaroye ont renoué avec le « penc », groupe de parole réunissant, sur un même pied d’égalité, patients, accompagnants et médecins. Cet « arbre à palabres » à visée thérapeutique est souvent le lieu d’échanges riches, complémentaires des entretiens individuels et familiaux.
… Les patients les plus aisés y logent avec un tiers désigné par la famille
La prise en charge passe aussi par la prise de médicaments dont le coût prohibitif pèse aussi bien sur les finances de l’hôpital que sur les budgets des familles, à la sortie du malade. « Le coût mensuel d’un traitement antipsychotique de dernière génération équivaut au salaire moyen d’un Sénégalais, calcule le docteur Ayda Sylla, psychiatre et présidente de la commission médicale de l’établissement. Le prix exorbitant des neuroleptiques est un obstacle au traitement. Je crains que ce phénomène ne s’aggrave avec l’appauvrissement des familles. Le service social aide certains malades, mais il est débordé par les demandes. » Face à des maladies longues, vécues comme appauvrissantes, seule une politique de génériques, insistent les médecins de Thiaroye, pourrait préserver les familles du désarroi et les malades de l’abandon. « Une fois rentrés chez eux, les patients rechutent, faute de traitement et d’éducation des familles à la prise en charge des malades mentaux. La santé mentale n’est pas considérée au Sénégal. C’est le parent pauvre du système de santé », regrette Ansoumane Dione, président de l’association de défense des malades mentaux.
Familier des méthodes traditionnelles
de prise en charge de la maladie mentale,
le personnel soignant intègre cette dimension culturelle.
De fait, les mutations engagées par l’hôpital de Thiaroye pour se départir de son image asilaire et faire prévaloir une approche humaniste et respectueuse des malades se heurtent à de sévères contraintes budgétaires. « Des mesures d’envergure seront prises pour améliorer la prise en charge de la maladie mentale », promettait en janvier 2009 le ministère de la Santé et de la Prévention dans son plan national de développement sanitaire. Dans les faits, la priorité donnée à la lutte contre les maladies infectieuses, dont le paludisme, relègue la psychiatrie au dernier rang, dans un contexte de réduction des dépenses publiques. « La politique de réforme hospitalière a préconisé l’obligation d’autofinancement et le principe très vicieux de participation des familles. C’est la course aux recettes. Tu ne paies pas, tu ne te soignes pas », résume le docteur Ayda Sylla. Malgré la politique de tarifs sociaux pratiquée par l’hôpital, les familles, mises à contribution, peinent à soutenir, sur le long terme, l’effort financier. Aussi, dès que les symptômes les plus « gênants » disparaissent, la plupart des malades quittent l’hôpital, livrés à un devenir incertain malgré le suivi proposé. Khady Sarr Kebe, directrice de l’hôpital, redoute que la prise en charge des patients atteints de maladies mentales ne se détériore encore à l’avenir. « Avec la crise économique et sociale, des maladies mentales se développent de façon préoccupante chez les plus jeunes, les quinze-trente ans, relève-t-elle. Outre notre établissement et le service de psychiatrie de Fann, il existe un village psychiatrique à Ziguinchor et un établissement confessionnel à Thiès. Mais ces structures se révèlent insuffisantes face à l’explosion de la demande. »
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Un pionnier de l’ethnopsychiatrie
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Médecin militaire, le psychiatre Henri Collomb est arrivé à Dakar en 1958, après avoir exercé à Djibouti, en Somalie, en Éthiopie, en Indochine. Titulaire de la chaire de neuropsychiatrie de la faculté de médecine, il exerce au centre hospitalier de Fann, où prend corps l’École de Dakar. En rupture avec son époque, il prône la prise en compte de la culture des patients et des méthodes traditionnelles de prise en charge de la maladie mentale au Sénégal. « Il a mis la structure psychiatrique en cohérence avec la culture des patients, opérant ainsi une rupture majeure avec la psychiatrie coloniale. Celle-ci véhiculait une vision infériorisante des indigènes et justifiait leur criminalisation », explique le psychiatre français Bernard Doray. Les travaux et la pratique d’Henri Collomb en font un pionnier de l’ethnopsychiatrie.
Rosa Moussaoui
http://www.humanite.fr/07_06_2011-%C3%A0-l%E2%80%99h%C3%B4pital-de-thiaroye-de-l%E2%80%99asile-%C3%A0-%C2%AB%C2%A0l%E2%80%99%C3%A9cole-de-dakar%C2%A0%C2%BB-473820
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