Allongé dans le salon 13, il ne sait pas s’il dort ; comme l’équinoxe est chaude ! Des appels de chats crèvent la nuit ; c’est le plus bel instant des jours, l’année a vingt ans ; le printemps va venir, il est là, pas tout à fait bien sûr, on le touche, mais justement l’espérance du printemps est plus heureuse que la saison vécue : le futur qui suit l’équinoxe éveille la joie (non le bonheur, cette drôle d’affaire censée durer et qui, dévorée du temps, s’étire en un diminuendo accablant), la joie, cette force que l’on éprouve surtout ici dans ce silence pur. Il répète « ce silence pur » à haute voix pour en mesurer la profondeur, moment rare où la solitude s’éprouve, mélancolie exacte entre nuit et jour, puis élan d’allégresse d’avoir vaincu le noir où il n’écrivit pas. Il tourne le dos à la peine, s’endort, croit serrer Serena, chuchote à l’oreille des murs des sons qui font retour, bleus dans l’or des jours et dans le plein des nuits. Des bras se tendent, se nouent autour de ses épaules, il ne pense pas qu’il dort, échappe à l’appel de la pesanteur, il joue, il joue des notes jamais entendues, clame de tout son souffle les échos perçus un jour où enfant il gémissait sur le bas-côté d’un chemin qui ne mène nulle part, alors que ce lieu impossible, il s’en souvient, était couvert de mauves, de potentilles qui ne demandaient qu’à être reprises dans les rets de sons humanisés qu’il allait redécouvrir un jour, demain, demain, dès qu’il serait éveillé.
Et soudain les beautés se dissipent : Marcato frappe, cogne, croyant que le piano est un instrument à percussion seulement, les accords se défont, éclatent les uns contre les autres comme les mains qui étranglent, pour le seul plaisir de faire souffrir et la voix d’Emma retentit : « Protège-moi ! » Il croit l’avoir entendue une seconde fois, se réveille tout à fait ; assis sur les coudes il perçoit des appels, des cris ; il se dresse hors du lit, s’habille en hâte, la cour hantée de pas rapides s’étend dans une légère brume de fin de nuit qui mouille chaque pavé. Des hommes se hâtent, il est question de cordes, des lampes trouent l’obscurité, l’hélicoptère survole les trois tours, s’éloigne, revient, les phares scrutent l’abîme de la Vézère, le cœur lui bat ; il a peur pour elle, il crie « Serena ! » plusieurs fois, il appelle contre l’écho de sa propre voix, se révolte contre les sons qui lui reviennent vides, il tremble : « Y’a quelqu’un ? » On se rue du côté des tours. Il évoque Serena sur tous les tons, murmure son prénom et sursaute soudain ; une main s’appuie sur son épaule, il se retourne : elle est là, souriant non du grand sourire des retrouvailles, mais du pauvre salut des lèvres blanches murmurant quelque chose comme : « Je suis là, je suis là ! » Il l’entoure de ses bras, elle ne peut pas, sa peau brûle, elle le repousse doucement :
« Pas maintenant !
- Où vas-tu ?
- Là-bas ! »
Il refuse de lâcher prise, la maintient longtemps dans ses bras comme un oiseau égaré, lui parle, affirme qu’il ne faut pas y aller ; il sent les pulsations serrées de ses veines au poignet, il sent son parfum de troènes, il sent sa nuque blessée qui tremble encore des coups et ne peut plus bouger ; il appuie sa main sur ses cheveux et oblige sa tête à reposer contre sa poitrine.
Dissipant d’un rayon vif la fine nappe humide, le soleil paraît à l’horizontale du château. Des nuances roses et jaunes fouillent les pierres, les fleurs graves se penchent sur les feuilles tombantes. Au fond de la cour, il aperçoit Emma qui s’avance vers eux à pas lents ; il se prend à sourire en découvrant sa robe noire associée à des espadrilles qu’elle fixe tête baissée. Elle donne l’impression de trébucher à chaque pas. Il entend l’hélicoptère se poser ; au loin une ambulance gravit les lacets qui mènent au château. Il a froid : la chaleur de son corps se déverse sur celui de Serena qu’il presse contre lui en dépit de ses gémissements ; il n’éprouve aucune peur, ne redoute rien, puisqu’il devine la chute de Marcato dans la Vézère ce que confirme Emma d’un battement de cils ; elle ajoute enfin :
« Poursuivi par les gardiens, il a trébuché sur les dalles du rebord. L’hélicoptère a récupéré son corps. »