Grèce: manifeste pour une «société des citoyens
Face à «la concentration monopolistique de la totalité du pouvoir entre les mains des détenteurs de l’État» et «l’hégémonie politique univoque des marchés», l’Assemblée populaire de la place Syntagma, en Grèce, vient d’adopter un manifeste destiné à rendre le pouvoir politique à une «société des citoyens» reconstituée.
Le cadre de l’enjeu.
Ne nous berçons pas d’illusions. Les manifestations et rassemblements de protestation dans les rues et sur les places sont sans issue parce qu’ils ne s’attaquent pas à la cause du problème: la concentration monopolistique de la totalité du pouvoir politique entre les mains des détenteurs de l’État. Quand la société des citoyens, calmée ou épuisée, regagnera ses pénates, les hommes politiques continueront à discuter et co-décider avec les agents internes et externes des mécanismes dont ils sont les otages, à la surface de la politique (et qui les pourvoient en force, en argent, en communication, etc.).
Il est urgent de comprendre que la cause fondamentale du problème actuel réside dans le fait que le système politique de la modernité n’est ni démocratique, ni représentatif. Le personnel politique possède en indivis la qualité à la fois de mandant et de mandataire, tandis que la société des citoyens est confinée dans la sphère privée. Véhiculées par ce système politique et par son inévitable dégénérescence en partitocratie dynastique, les forces qui définissent l’ordre mondial ont réussi à contrôler l’État et à imposer leur domination politique sur la société des citoyens.
L’enjeu du rassemblement de «Syntagma» met pour la première fois la société des citoyens face à l’ensemble des détenteurs de l’État (hommes politiques et autres). Ce fait montre en soi que le collectif ne se constitue plus en termes de masse, mais se revendique en somme des citoyens. La réaffirmation de l’individualité au sein du collectif fait que le citoyen n’est plus un sujet instrumenté, mais une entité libre et émancipée qui façonne les événements; non plus une force extra-politéienne, mais partie intégrante de la politéia. Il est donc évident que quand les penseurs de la modernité affirment qu’État et système politique se confondent, ils sont tout à fait en dehors de la vérité.
Le cadre du changement.
Dans ces conditions, la société des citoyens est appelée à:
a) se rendre compte que de nos jours, la protestation extra-institutionnelle est un mode d’opposition totalement dérisoire face aux géants de l’ordre mondial.
Nous devons prendre conscience que le temps du fonctionnement extra-institutionnel de la collectivité est révolu. Les collectivités non institutionnelles durent moins que la nécessité qui les fait naître. Elles risquent soit de dégénérer, soit d’être contaminées par les pouvoirs constitués et par les forces qui refusent l’émancipation de la société des citoyens. Ce risque est accru lorsque l’enjeu de la société des citoyens se développe dans un petit pays et ne concorde ni avec la dynamique interne des pays du complexe hégémonique qui définit l’état des choses au niveau mondial, ni, a fortiori, avec leurs intérêts.
b) prendre le système politique en main, exiger la suspension des articles de la Constitution qui suppriment le principe représentatif de la politeia, qui lui ôtent à elle-même la qualité de mandant.
La société des citoyens doit élaborer des propositions de lois qui aboliront le caractère possédé de l’État et la partitocratie dynastique, qui feront dépendre le personnel politique de la société des citoyens, aboliront son «immunité» et le soumettront directement à la justice pour ses actes politiques, accorderont au citoyen le droit d’avoir un «intérêt pour agir» en cas de préjudice occasionné par les agents de l’administration ou le personnel politique; enfin, elle doit mettre au point les orientations politiques dans le cadre desquelles le pouvoir politique sera obligé de gouverner.
c) Dans ce cadre, formuler des revendications réalistes en termes «législatifs» clairs.
Dans les circonstances actuelles, il est réaliste et nécessaire de:
- Institutionnaliser la compétence de «contrôle» du personnel politique (et de l’administration et de la justice) par le tribunal spécialement prévu à cette fin. Le contrôle doit aussi concerner les individus/membres (par exemple, le député chaque semestre, par un corps de citoyens tirés au sort dans sa circonscription électorale) et les institutions du système politique (le Parlement, le gouvernement, etc.).
- Abolir l’immunité et abroger les lois sur la responsabilité du personnel politique. Introduire la responsabilité politique du personnel politique pour ses actes (ou omissions) politiques qui portent préjudice à la société des citoyens. Affirmer clairement que la finalité de la politique, c’est l’intérêt (de la nation) de la société, et non (de la nation) de l’État. Il est inconcevable qu’au XXIe siècle, nous vivions sous un régime antérieur à Solon. Le personnel politique doit être soumis, pour le dommage occasionné par son action politique, au droit commun, et avec la circonstance aggravante que le délit politique porte préjudice à bien plus de monde que le délit ordinaire. Le tribunal compétent doit être composé d’un corps de juges tirés au sort, avec la participation de citoyens jurés.
- Reconnaître au citoyen un droit «d’intérêt pour agir» en cas de préjudice occasionné par les agents de l’administration, de la justice et par le personnel politique. L’agent administratif, judiciaire et politique et, à titre tout à fait subsidiaire, l’État doivent être directement responsables devant le citoyen.
- Exiger que la société des citoyens exprime obligatoirement son avis (sa volonté) avant toute décision politique (gouvernementale ou législative) et qu’elle ait la possibilité de soulever des questions de politique dont elle estime qu’elles requièrent d’être traitées (par exemple, le fonctionnement efficace de l’administration). En pratique, la possibilité scientifique des sondages pourrait être exploitée: il n’est pas besoin de rassembler chaque fois l’ensemble de la société sur la place Syntagma. Avant toute prise de décision, la société devrait être sondée sur sa volonté. Ou mieux, il pourrait être créé un démos sondable en permanence, qui discutera et se prononcera sur les problèmes du pays, au niveau politique. C’est là un des nombreux exemples de réglementations qui rendraient possible le passage à un relatif semblant de représentation. Mais cela requiert que la société des citoyens entre institutionnellement en politique. Qu’elle participe aux décisions.
- Faire ainsi ressortir ce que la société des citoyens considère ou non comme son intérêt. Pour l’instant, l’avis obligatoire suffirait, sans aller jusqu’à obliger le pouvoir politique à s’y conformer. «Contrôle» et «responsabilité» combinés au processus électoral, voilà qui équilibrera la volonté du pouvoir politique de s’autonomiser voire de se soumettre à des forces exogènes (par. ex. aux marchés).
- Exiger du Parlement qu’il renonce à sa «compétence» abusive de légiférer sur les questions de responsabilité politique de ses membres et notamment à se mêler de la gestion de leurs responsabilités. Que la justice soit saisie de toutes les affaires d’immunité et de scandales apparues depuis 1974. Par nature, les affaires relevant de la responsabilité des hommes politiques ne sont pas prescriptibles.
La plupart de ces aménagements ne nécessitent pas de révision de la Constitution. La société des citoyens réclamera simplement le sursis des articles de la Constitution qui réservent au pouvoir politique la qualité de mandant.
Le cadre de l’action politique.
Considérant comme donné le fait que la mission du système politique de la modernité est terminée, et avec elle, l’efficacité des modes d’action extra-institutionnels traditionnels, je propose:
Que la société des citoyens entoure pacifiquement, mais en masse, le Parlement (de préférence au moment d’une session plénière) et le siège du gouvernement (quand le Premier ministre / monarque sera en réunion avec ses collaborateurs) et exige l’adoption de ses propositions de lois. Au besoin, qu’elle les empêche de partir avant que ce soit chose faite ou exige qu’ils se réunissent à cette fin. Si le pouvoir politique tente d’empêcher, de quelque manière que ce soit, la manifestation du sentiment de la société des citoyens, que tous s’allongent par terre sur le dos comme un seul corps. La seule chose que le pouvoir y gagnera, c’est que le système perd toute légitimité. Le «contrat social» qui relègue la société des citoyens dans le statut de particulier présuppose son consentement, ne serait-ce que tacite. S’il est massivement contesté, il est présumé rompu, et par conséquent, le corps de la société des citoyens doit se prononcer à nouveau. En tout état de cause, la classe politique s’est montrée indigne de la confiance aveugle que lui a accordée la société des citoyens et, bien pis, elle a abusé de son rôle, avec des conséquences désastreuses pour le pays.
Qu’elle poursuive ainsi obstinément, jusqu’à obtenir la garantie que la volonté de la société des citoyens trouvera une expression institutionnelle et sera obligatoirement prise en compte dans les décisions politiques. Qu’elle rappelle clairement que la société des citoyens est la raison d’être aussi bien de l’État que du personnel politique et de l’économie. Que c’est la société des citoyens, et non l’État, qui incarne et exprime la nation. Que l’intérêt de la société des citoyens doit être la seule «finalité» de la fonction politique. Que c’est elle, la société, et non eux, les politiciens, qui a compétence pour donner forme aux politiques qui seront en accord avec l’intérêt commun. Que la place de la société est dans le système politique, et non sur les places. Et que le temps de la carte blanche que leur donne le système pour interpréter la volonté de la société et décider de son intérêt est irrémédiablement révolu. L’heure est venue pour la société des citoyens de revendiquer le changement du système politique qui fera que son suffrage aura un contenu représentatif (et non plus simple valeur de légitimation); de cesser de philosopher et vouloir faire pression sur le pouvoir pour qu’il agisse en faveur de l’intérêt commun, et d’assumer elle-même la compétence de codécision; de récupérer le droit de «contrôler» et «responsabiliser/sanctionner» des politiciens, de retrouver la qualité de mandant au lieu d’accepter d’être confinée dans la sphère privée en les laissant agir à leur guise et se partager l’État avec les profiteurs de toute sorte de la collusion d’intérêts.
Le jour où la société des citoyens aura compris les causes du problème et proclamera la fin du «contrat social» qui lui a été imposé unilatéralement par les détenteurs de l’État, le jour où elle formulera expressément son exigence d’être un acteur institutionnel de l’État et non un sujet, où elle se rendra compte qu’elle est la source primaire de tout pouvoir et, naturellement, de sa propre existence, elle constatera l’efficacité de sa puissance. Ce jour-là, le personnel politique sera appelé à choisir entre la voie du déni et, par conséquent, du recul, ce qui l’exposera de manière irrémédiable dans tout son autoritarisme, et une métamorphose en serviteur dévoué de la société des citoyens et simple mandataire de ses intérêts. Face à cet enjeu, la société des citoyens bénéficie d’un avantage: le temps du système politique (non démocratique et non représentatif) engendré par l’Europe issue du despotisme médiéval, et celui de sa version dégénérée, la partitocratie, est révolu. Ni le système lui-même, ni l’activité extra-étatique réservée à la société des citoyens ne peuvent renverser l’hégémonie politique univoque des «marchés» qui protège «l’ordre légal» planétaire.
En tout état de cause, la classe politique n’a aucune légitimité à dénier à la société des citoyens le droit de retirer, si elle le désire, sa confiance au système politique qui l’exclut de la participation à la procédure de prise des décisions.
Georges Contogeorgis*
* Georges Contogeorgis est politologue, professeur retraité de Sciences politiques à l’université Panteïon, et ancien ministre de l’audiovisuel.