La tête contre le mur, le visage inondé de larmes, on comprend enfin que je vais mal. Quelqu’un vient me chercher et me fait descendre aux urgences. Tous les sièges sont occupés, je reste debout contre le mur, à sucer le sang de mon doigt. J’ai l’impression que tout le monde me regarde, qu’ils pensent que je suis une idiote venue aux urgences à cause d’un doigt qui saigne. J’attends.
Je vois une dame, qui me dit que je vais aller voir ma psychiatre. Je lui dis qu’elle ne veut pas me voir. Mais si, elle veut bien te voir. Mais non! Mais si… Mais non!! Ca ne va pas recommencer, ce dialogue de sourds qui dure depuis des mois. Alors elle me dit que je vais voir l’autre psychiatre. On me remonte dans le couloir des consultations psychiatriques. Décidemment, je ne comprends rien à ce système. A quoi a servi ce détour aux urgences? On me met dans le sas entre les deux bureaux, je suppose qu’ils ont peur que je refasse du grabuge dans le couloir. J’attends, les bras refermés sur moi-même. Lucia sort et me jette un coup d’oeil. J’espère qu’elle va me dire qu’elle veut bien me soigner. Oui, malgré tout, je veux Lucia, j’adore Lucia, c’est comme ça. Mais elle ne dit rien. Je finis par entrer dans le bureau de l’autre psychiatre. Un homme d’âge moyen, qui ne m’est pas très sympathique à première vue, avec son assistante, en talons, tee-shirt et mini-short. J’ai beau me dire qu’on est en Espagne, que les codes vestimentaires sont différents, je trouve ça bizarre cette fille médecin à moitié nue, d’autant plus à côté de cet homme en costume. Mais elle a l’air gentille. Je réponds à leurs questions. Le psychiatre me tend une boîte de médicaments et me dit « Tu prendras ça », en insistant pour que je ne boive pas et ne fume pas de joints. Voilà, tu reviendras vendredi.
Je rentre chez moi. Je sais que ce sont des neuroleptiques, puisque j’ai déjà arrêté les anxiolytiques et que je suis sous anti-dépresseurs. Et puis j’ai bien vu qu’il me prenait pour une folle. Tant mieux, c’est pas trop tôt! J’ouvre la boîte de Risperdal, je lis la notice et je vois que c’est indiqué dans les cas de schizophrénie. Alors, je pleure. Parce que je suis toute seule avec cette notice et ce mot, que personne ne m’a rien expliqué, que je suis persuadée que je vais finir démente dans un asile, que ma vie est finie.
Mais j’ai le traitement médicamenteux que la psychologue voulait que j’aie dans les jours qui viennent. Les jours qui viennent… Je suis arrivée en Espagne en janvier. Nous sommes début mai.
Le vendredi, je retourne voir le psychiatre. C’est un jour où il n’y a pas beaucoup de patients, pas d’heures de rendez-vous et où Lucia ne consulte pas. Il n’y a que lui. Aucun assistant. On est deux ou trois à attendre, on le voit cinq minutes. Je trouve ça bizarre. Des années plus tard, quand j’apprendrai que ce psychiatre a été condamné pour abus sexuels sur deux patientes, abus sexuels qui ont eu lieu à cette époque, à son cabinet privé et à l’hôpital, je me dirai que ça se passait peut-être le vendredi matin, quand il était seul et que le couloir était vide. Bref, ce vendredi, je lui demande si je suis schizophrène. Il dit non. Je dis qu’est-ce que c’est, alors? Il a l’air embêté. Il me répond avec l’air de quelqu’un qui m’annonce une catastrophe: c’est de l’angoisse psychotique, avec dissociation, dépersonnalisation et déréalisation. Comme je ne m’y connais pas encore très bien en psychiatrie, je ne me rends pas compte qu’il est en train de donner une définition de la schizophrénie. Mais je ne demande qu’à croire que je ne suis pas schizophrène, donc je suis un peu soulagée. Il me dit que je devrais toujours être suivie par un psychiatre. Je m’exclame Toujours?! J’ai vingt ans, trois ans de maladie, je ne peux même pas imaginer ce que veut dire toujours. Ni dans l’absolu, ni dans la santé, ni dans la maladie. Il se reprend, nuance avec peu de conviction: les prochaines années. Ce qui me paraît déjà une éternité. Mais je n’ai pas oublié, Docteur P., vous avez dit siempre, toujours. Et ce siempre, je l’entends encore. Et c’était vrai, en plus.
Voilà à quoi se réduisent mes soins: prendre des neuroleptiques, voir un psychiatre cinq minutes. Tu manges bien? Tu dors bien? Tu prends tes médicaments?
Dans cette situation, il est évident que le soulagement dû aux médicaments n’a pas duré longtemps.
Quand je reviens en consultation après mon hospitalisation, je vois Lucia arriver. Mon coeur bat, mais je baisse les yeux. Et là, miracle, elle me sourit et me dit « Hola! » chaleureusement. C’est la dernière fois que je la vois. Et c’est un soulagement immense. Lucia ne me rejette plus, Lucia me croit. Je me dis que le docteur P. lui a peut-être parlé des raisons pour lesquelles il m’a hospitalisée, des yeux derrière la tête et du bras coupé. Elle a dû se dire que ça je ne l’avais pas inventé, que peut-être j’inventais les voix mais pas ça. Je fais toute sorte de projections, mais peu importe, le principal est la reconnaissance de Lucia, elle m’a regardé comme un être humain digne de ce nom, un être humain qui souffre et pas une emmerdeuse qui la harcèle. Lucia m’a sourit, Lucia m’a dit Hola! et ça efface tout le reste.
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