Le Manifeste hédoniste de Michel Onfray

Publié le 10 juin 2011 par Savatier

Il demeure difficile, pour un philosophe, de condenser son système de pensée, surtout lorsque sa bibliographie affiche une cinquantaine de volumes. C’est toutefois le défi que vient de relever Michel Onfray en publiant Manifeste hédoniste (Autrement, 128 pages, 15 €).

La philosophie matérialiste, fondée sur la pulsion de vie (par opposition à l’idéal ascétique et sa pulsion de mort) que propose l’auteur se trouve donc résumée en une cinquantaine de pages, autour de six thématiques essentielles : psychologie, éthique, esthétique, érotique, bioéthique et politique.

Le chapitre dédié à la psychologie dresse notamment les contours d’une psychanalyse non freudienne. D’un grand intérêt, celui traitant de l’éthique montre ce que les adversaires de l’hédonisme ont toujours nié, à savoir que cette philosophie de vie impose une réelle éthique, qui pourrait se résumer par cet aphorisme définitif de Chamfort : « Jouis et fais jouir, sans faire de mal ni à toi ni à personne, voilà toute morale. » Il serait sans doute fructueux de confronter cette approche à la théorie de la morale minimale d’un autre philosophe, Ruwen Ogien (laquelle repose sur le principe de non nuisance énoncé par John Stuart Mill, non sur une base libertaire), dans la mesure où ces deux visions s’opposent, par des voies différentes, aux principes de la morale maximaliste (aristotélicienne, kantienne et chrétienne) qui régit aujourd’hui nos sociétés, même les plus laïques.

Le développement consacré à l’esthétique s’attaque au divorce intervenu entre le grand public et l’art contemporain. Michel Onfray part de la thèse de Marcel Duchamp selon laquelle « c’est le regardeur qui fait le tableau », ce qui implique (aujourd’hui comme hier) que le public puisse posséder une grille de lecture de l’œuvre à laquelle il est confronté. Cette grille – l’initiation à l’art, l’éducation du regard – n’existe plus de nos jours, remarque-t-il avec raison, en ajoutant toutefois que le fossé ne cesse de se creuser à travers l’art conceptuel, la multiplicité des supports, l’hermétisme de certaines productions. Le philosophe appelle donc à dépasser la vision de Duchamp pour atteindre une « esthétique cynique en regard de la pensée critique, subversive et antiplatonicienne de Diogène de Sinope » qui tient en sept points dont le plus important, me semble-t-il, consisterait à « restaurer l’intersubjectivité avec le public en offrant des codes et des usages pour lire le monde qui, sinon, reste hermétique. »

L’érotique proposée par l’auteur s’oppose naturellement à celle du christianisme tel qu’interprétée par Paul de Tarse. Sa démonstration se révèle tout à fait convaincante, même s’il est difficile de le suivre lorsqu’il avance « on ne trouve nulle part dans la bouche de Jésus de condamnation du désir sexuel ». On rencontre en effet bel et bien une telle condamnation, mais chez le seul évangéliste Matthieu (le sermon sur la montagne, Mt 5 27-30). Les versets en question furent d’ailleurs recyclés par Jean-Paul II en octobre 1980, qui les compléta en empruntant à Guillaume d’Auxerre l’interprétation qu’il en avait donnée au XIIIe siècle, si rigoriste qu’elle perd tout impact : « celui qui aime sa propre femme d’un très violent désir est dans l’adultère »… Loin de cet absolutisme qui avait, en son temps, révolté René Barjavel, la définition de « l’érotisme solaire » que donne Michel Onfray est en parfaite adéquation avec l’aphorisme de Chamfort précité ; elle prend toutefois aujourd’hui une résonance accrue, après les multiples débats qui furent soulevés par l’affaire DSK dont surent se saisir, çà et là, les éternels puritains confondant volontairement choix de vie libertin et violence : « Un érotisme solaire déclare ouverte toute possibilité sexuelle, pourvu qu’elle procède d’un pacte en amont et que les consentements aient été dument obtenus, l’ensemble commençant par le détail de la règle du jeu. »

Au chapitre « bioéthique », le philosophe s’oppose au principe de précaution tel qu’il est aujourd’hui appliqué de manière intégriste et sans beaucoup de discernement, notamment dans le domaine de la thérapie génique. Il légitime en outre autant l’avortement que l’euthanasie, au nom d’une réappropriation de soi. Par ailleurs, il condamne sans réserve le « pouvoir salvifique » de la douleur prôné par le Vatican (la Charte des personnels de santé 1995, pp. 17, 21 et 22, évoque même « un sens pénitentiel et salvifique » de la souffrance…) et énonce à ce propos un principe simple et de pur bon sens : « vertueux ce qui augmente le plaisir et diminue une souffrance, vicieux ce qui augmente les souffrances, les entretient ou ne lutte pas contre. »

Enfin, la section « politique » permet à l’auteur de rappeler que le capitalisme est « une machinerie indépassable ». Il s’oppose ainsi aux utopistes qui pensent pouvoir le remplacer par un autre système dont ils demeurent toutefois incapables de préciser les vrais contours. Mais le capitalisme de Michel Onfray n’a guère à voir avec le capitalisme ultralibéral. Le lecteur en prendra conscience en découvrant ce que le philosophe nomme le « principe de Gulliver ».

La seconde partie de l’ouvrage se compose de textes écrits par des invités (tel est l'idée de cette nouvelle collection lancée par Autrement), parmi lesquels Titouan Lamazou, Gérard Garouste, Ernest Pignon-Ernest, Jean-Paul Enthoven (qui brosse en quelques lignes un beau portrait de Michel Onfray), Juliette et Guy Bedos.

Sans doute pourra-t-on regretter qu’à la fin de chaque chapitre, l’auteur ait omis de mentionner ceux de ses ouvrages dans lesquels il traite ces sujets en profondeur, car cela aurait aidé le lecteur désireux de mieux connaître sa pensée à s'orienter dans son abondante bibliographie. Mais cette absence se trouve compensée par des illustrations très esthétiques et par quelques phrases définitives, savoureuses, iconoclastes au regard de l’air du temps, celle-ci, par exemple : « La nature n’est pas ce que quelques rousseauistes citadins, tout à leur désir de rédemption du reniement de leur naturalité, affirment aujourd’hui en nourrissant une religion d’après la religion : l’écologisme. »

Illustrations : Jean-François Martin, deux des sept illustrations réalisées pour le texte de Michel Onfray.