Délits d’Opinion suit l’évolution législative de la proposition de loi concernant les sondages. Le texte, adopté au Sénat en 1ère lecture le 14 février dernier , est en examen en commission depuis le 1er juin à l’Assemblée Nationale.
Délits d’Opinion ouvre la seconde phase du dossier avec la publication de l’analyse de Yannick Carriou, Directeur général d’Ipsos France, qui réagissait au texte voté par le Sénat. Il est à noter que plusieurs éléments mis en avance dans cette interview parmi les limites de ce texte ont visiblement été pris en compte par les députés. Délits d’Opinion analysera prochainement les prochaines modifications du texte qui sera voté par l’Assemblée Nationale.
Délits d’Opinion : D’une manière très générale, que pensez-vous de cette loi ? Quels sont selon-vous ses principaux apports face à la loi existante et quelles peuvent être les limites de ces propositions ?
Yannick Carriou : On pense que le législateur avait de bonnes intentions en réformant une loi qui date de 1977. En effet, le paysage politique et médiatique bouge : se poser la question d’un toilettage, ou plus qu’un simple toilettage, d’une loi qui date de 35 ans bientôt parait tout à fait logique.
Nous sommes plutôt favorables à un certain nombre de propositions qui se trouvent dans cette loi : la publication de l’acheteur et du commanditaire, qui est déjà présent dans la loi de 1977, plus précisément est cité l’acheteur mais pas le commanditaire, permet d’être totalement transparent sur ce point. Nous sommes totalement pour le fait de citer le commanditaire connu : cela permettra d’éviter les discussions que nous avons pu connaître concernant l’intention qui présidait à la réalisation de telle ou telle étude.
Nous sommes également favorables à la publication d’un certain nombre d’informations techniques. Cette publication ne nous gêne pas particulièrement : les intervalles de confiance ou les marges d’erreur par exemple, bien que l’ensemble de la profession ne soit pas totalement unanime dessus, qui relèvent néanmoins d’un débat dont la technicité a été sous-estimée par les Sénateurs qui ont établi une simplification abusive de la réalité.
En effet, la marge d’erreur dépend de l’estimation en elle-même, donc si est publiée une estimation pour la présidentielle, ce n’est pas une mais douze marges d’erreurs qu’il faut publier. Ce n’est pas aussi simple que ce qu’affirment les Sénateurs mais il est toujours possible de publier une fiche complète sur le net : ça complique les choses mais on peut toujours le faire.
Idem, parmi les choses qui nous vont bien, le renforcement des pouvoirs et des moyens de la Commission des Sondages : quand on est un honnête citoyen, on n’a pas peur de la taille de la caserne des gendarmes.
« Une loi terriblement floue »
Une fois qu’on a dit ça, un certain nombre de choses me paraissent ne pas aller du tout dans cette loi.
D’une manière générale, je pense que c’est un peu une occasion manquée car nous avions l’occasion de la moderniser ou de faire les choses bien mais on passe un peu à travers.
Tout d’abord cette loi est terriblement floue, en particulier sur deux aspects. Dans les débats est écrit que la Commission des Sondages a un droit de regard sur les commentaires faits à partir des chiffres : on rentre ici dans une autre sphère, qui est celle de la liberté d’analyse et qui me semble sortir du cadre.
L’autre élément de flou concerne son champ d’application : lorsque la loi de 1977 traite des sondages électoraux et intentions de vote, cette nouvelle loi parle de tous les sondages politiques. Les Sénateurs n’ont pas pu définir de manière précise ce qu’était un sondage politique, ils ont notamment évoqué tout ce qui concerne l’action du Gouvernement. Dans ce cas, un sondage sur la dépendance, qui n’était pas politique hier va le devenir demain : cette définition est donc non seulement floue mais variable dans le temps, en fonction de l’actualité du Gouvernement. Même si dans les débats ils disent qu’il appartiendra à la Commission des Sondages de définir ses jurisprudences parce qu’on reconnait qu’il est mal aisé de définir un sondage à caractère politique, la formulation reste floue. Voulant embrasser extrêmement large, le législateur prend une position qui rendra peut-être la loi inopérante, à tout le mois extrêmement floue dans son application.
Cette loi est également anachronique. De façon extrêmement simple, de facto cette loi rend illégale l’utilisation des panels d’internautes pour répondre à des questions politiques, « politiques » étant à prendre aussi large qu’à peu près toutes les questions possibles, hormis les questions de pur marketing. Donc on ne peut plus utiliser les panels d’internautes : ça fera beaucoup rire nos voisons puisque la montée en puissance des panels d’internautes est une tendance qui se confirme partout en Europe.
Il est d’ailleurs intéressant de comprendre la raison pour laquelle le législateur agit de la sorte : les Sénateurs disent que « les panels d’internautes reçoivent des gratifications pour répondre à des enquêtes », ce qui est vrai. Les personnes qui sont dans des panels d’internautes, ils sont plusieurs millions en France, reçoivent des points cadeaux qui s’accumulent. On ne fait pas fortune avec ça, ça n’est pas un problème de rémunération parallèle, c’est un dédommagement, une gratification.
Les Sénateurs n’en veulent pas, en invoquant deux raisons : l’une n’est absolument pas scientifiquement démontrable, cela introduirait un biais. Oui peut-être, encore faut-il le démontrer, mais tout introduit un biais : téléphoner chez des gens qui ont un téléphone fixe, se rendre sur le pas de la porte : toutes les méthodes d’interaction et d’enquêtes introduisent un biais ! Nous, notre métier, depuis 30 ans, c’est justement de maîtriser ces biais et de les équilibrer. Si chez Ipsos on a fait peu de choses sur Internet, ce n’est pas parce qu’on est contre, c’est qu’on n’est pas encore sûr de l’effet de ces biais. Les travaux que l’on mène en parallèle montrent qu’on converge, que les résultats des méthodes commencent à converger mais il faut une convergence suffisante. C’est notre boulot de s’intéresser à l’effet de ces biais. Pourquoi le législateur se fixe sur ce biais en particulier ? L’argument avancé réside dans le principe « d’idéal républicain », écrit de cette façon dans les débats. Ils disent « lorsqu’on répond à des enquêtes politiques », le terme de politique renvoie ici je vous le rappelle à à peu près tout et n’importe quoi, « quand on est bon citoyen on le fait en échange de rien ».
C’est quand même la génération de politiques qui a multiplié l’abstention par deux et qui nous sert cet argument, qui pour nous est à tomber. Il y aurait donc une opinion digne et une opinion indigne selon qu’elle s’exprime avec ou sans gratification… Je trouve ça totalement arbitraire, pour le coup assez idéologique et déconnecté de toute réalité de terrain et de la sociologie d’évolution des méthodes d’enquête.
Je ne pense pas, c’est un pari, mais je ne pense pas qu’Ipsos fera d’intentions de vote pour la prochaine campagne présidentielle sur un access panel d’internautes. La question peut se poser : on compare encore le téléphone et Internet, on pense que le téléphone a encore une longueur d’avance sur les vraies intentions de vote. Peut-être que d’autres ne sont pas d’accord mais c’est un débat de professionnels, chacun prend ses responsabilités de gérer ses modes de collecte.
Ces débats sont normaux : pourquoi le législateur vient mettre son nez là-dedans ? Je ne comprends pas…
Cet argument, grandiloquent, de l’esprit républicain, est donc utilisé mais en tant que professionnel il m’appartient de dire que c’est complètement inconsistant. Comme le sondage politique est un sondage politique très large, si demain on me dit d’interroger les étudiants sur leur avis concernant la prochaine réforme de l’université, comment je le fais ? Par téléphone, en face-à-face ou sur Internet ? Bien sûr que la meilleure méthode c’est de le faire par Internet, sauf que ça devient illégal. Si le législateur me demande « Pourquoi leur donnez-vous des gratifications ? » Je réponds « Pour une raison simple, comme il n’y pas d’annuaire d’Internet, la seule façon d’interroger des gens sur Internet c’est de les « prérecruter » et de leur demander de répondre quand on leur envoie un mail. Hors la seule façon de le faire, afin d’amortir les coups de ces recrutements, c’est d’interroger le même individu ».
Les Sénateurs sont donc en train de tuer, par la loi, de manière dogmatique et non fondée d’un point de vue scientifique, un mode de collectes forcément de devenir, qui plus est sur un champ de thématique aussi large que ceux qu’ils définissent dans les sondages politiques.
Le dernier volet qui nous embête sur cette loi concerne la quantité et la gestion de l’information qui peut être la résultante de son application. Tout d’abord, je pense que selon toute vraisemblance l’application du texte, tel qu’il est aujourd’hui, va réduire le nombre de sondages disponibles pour le grand public. Ce sera plus compliqué puisqu’il faudra publier tout un tas d’éléments, sans oublier a le délai de 24 heures pour la Commission des sondages.
Sur ce dernier point, j’ai envie de dire « Vous ne connaissez pas les médias ! ». Cela rend de facto impossible ou de moindre intérêt la publication d’un certain nombre d’études présentes pour mesurer l’opinion sur des événements à chaud. Je pense que d’une certaine manière ils se tirent une balle dans le pied puisque normalement tout cela est fait pour rendre les choses plus transparentes et plus claires pour le grand public, mais au final je suis sûr que les états-majors politiques vont continuer à commander des sondages privés. Moins il y a de sondages publics, plus ça arrange les instituts puisqu’il y a une demande de sondages privés qui s’exerce derrière.
Au final on a une loi qui prétend travailler sur la transparence et la sérénité du débat public et qui aboutit probablement à la multiplication des sondages privés.
Délits d’Opinion : Et la question de la publication des chiffres bruts ?
Yannick Carriou : Ensuite il y a la fameuse question des bruts et des redressés.
Là aussi, quand on parle des sondages, on se prend, en un : tous les gens qui nous disent « Vous êtes des corporatistes, il faut moins de sondage », en deux : tous les sociologues bourdieusiens qui nous sautent à la gorge, quel que soit le motif, fondamentalement au prétexte que eux ne pensent pas que l’opinion publique existe.Le souci c’est que ces deux types de critiques masquent le débat technique qui existe. Dans le fond technique se trouve la question du brut et du pondéré. Dans la mesure où est renforcée la Commission des Sondages, où sont nommés plus d’experts, on pourrait se dire que la sévérité du regard expert de la Commission va s’accroitre. Dans ce cas très bien, nous obtenons une forme d’autorité scientifique plus costaud, plus forte, plus à même de nous donner ses consignes. Mais non, ça ne suffit pas, il faut en plus tout mettre sur la place publique en publiant les bruts et les redressés : au final je ne sais pas à quoi servent les experts !
« Ça finira en cacophonie »
Sur ce point nous mettons le législateur en garde… contre les politiques ! L’écart entre les bruts et les pondérés sera bien évidemment utilisé ou instrumentalisé avec tous ceux qui ne seront pas d’accord ou qui auront un intérêt à semer le trouble dans la lecture des sondages. Les législateurs veulent de la transparence et de la sérénité, mais quand il faudra expliquer pourquoi deux candidats qui ont 8 en brut récoltent à la fin 6 et 15, on imagine les difficultés. Les débats vont porter sur les sondeurs et sur les sondages ! En voulant être transparents et propres dans cette histoire, je pense qu’il y a ici une idéologie de la transparence, on va publier des chiffres bruts qui sont faux ! Je le répète les bruts sont faux ! L’intérêt de publier des données fausses, juste pour voir comment on les corrige, alors qu’on les donne déjà à la Commission des sondages, ne me paraît pas ajouter à la sérénité des débats.
Les sondeurs vont redevenir malgré eux les vedettes de l’histoire, avec des polémiques, avec ces propos démagogiques, parfois venant des politiques eux-mêmes quand ça les arrangera. On refera de la pédagogie s’il le faut mais au final on sait bien comment ça va finir : ça finira en cacophonie ! L’intérêt de publier une donnée structurellement fausse me paraît d’un intérêt limité. On peut trouver des exemples : le recensement de la population s’effectue par sondages, il y a donc des redressements. Un maire a-t-il accès aux données brutes ? Je ne crois pas puisque la population légale est celle qui est redressés, lui montrer les bruts puis les redressées pourrait évidemment amener à poser des questions. C’est exactement le même type de questions.
Certains concurrents disent que le redressement relève de la cuisine interne, ce qui est vrai : je ne suis pas qu’on ait exactement tous les mêmes techniques mais ce n’est pas ça le problème fondamentale. Le vrai souci c’est le désordre que peut entraîner la publication de ces données dans le débat public. Nous on dit clairement que c’est une loi qui se tire une balle dans le pied eu égard à ses objectifs affichés.
Au final quand on regarde tout ça on se dit : dès qu’on prononce le mot sondeurs et régulations, un certain nombre de gens pensent effectivement que c’est une bonne chose. Mais quand on regarde le texte au final le texte prononcé, je trouve que de temps en temps il flirte avec un contrôle éditorial, que moi je trouve malsain, il est flou et quand il y a des coups de 75.000€ à la clé, le flou n’est pas très agréable. Il a des partis-pris sur les méthodes qui à mon avis sont de l’ordre de notre métier et je pense qu’il prend un parti-pris idéologique sur les bruts qui ne vont pas simplifier le débat. Au total, en complexifiant tout ça ou en disant aux gens « Attention si vous prenez des risques de publier de l’information, vous prenez des risques de prendre des coups de 75.000€ », si à la fin il y a moins de sondages publiés, il ne faudra pas s’en étonner. C’est peut-être d’ailleurs l’objectif, auquel cas disons-le clairement et n’habillons pas ça sous des vertus de transparence républicaine car si la simple intention est de réduire le nombre de sondages publiés, il faut aussi dire haut et fort que ça multipliera les sondages confidentiels.
Les politiques en premier et les médias ont quand même du mal à s’en passer : bien sûr ça fait forcément une part du bonheur du « sale vendeur » que je suis mais si nous pouvions éviter tout ce débat, tout ce souffre qu’on balance sur une profession et se consacrer sur notre métier, nous serions contents également.
Délits d’Opinion : Même si vous avez déjà en partie répondu à cette question, j’aimerais revenir sur cette idée de corporatisme : que répondez-vous à ceux qui peuvent percevoir dans les différentes réactions, parfois véhémentes, des responsables d’institut, un réflexe corporatiste ?
Yannick Carriou : Les arguments que je vous cite nous ont tous sautés aux yeux. A partir de là, forcément lorsque nous avons été reçus par les Sénateurs, nous avons eu une forme d’unanimité, en tout cas de convergence que j’avais rarement vu dans ce métier (rires). Il y a deux ans, j’ai écrit, dans Le Monde, un papier pas très agréable pour un de nos concurrents à la suite de certains événements.
Nous ne sommes pas une profession extrêmement unie, nous sommes extrêmement concurrentiels et n’avons donc pas d’accointances naturelles. Mais c’est vrai que là, on se situe sur des choses qui nous paraissent extrêmement évidentes, moi et la plupart de mes collègues sommes face à une certaine difficulté d’expression. Nous prenons ce droit d’expression également en tant qu’entreprise : le moment donné Ipsos dira ce qu’il a à dire sur cette loi.
Au final le message que nous avons à donner c’est, à tous ceux qui sont en position d’avoir un avis sur cette loi, surmontez l’avis du corporatisme : certaines personnes disent effectivement que nous avons une position corporatiste, parce qu’elle est assez unanime, donc nous mentons. Mais tout ce que je dis se trouve dans les textes, dans les débats : quand je vous dis que l’on ne pourra plus faire d’études via les access panel c’est écrit explicitement. Aujourd’hui un grand nombre des sondages publiés par les grands quotidiens nationaux seront demain illégaux. Est-ce bien, pas bien ? Moi je ne me prononce pas sur cette légitimé ; bien sûr j’ai un avis sur l’exercice libre de notre profession d’autant que je pense qu’on essaie de la faire pas mal et avec une bonne dose d’éthique.
Je voudrais au moins que les gens qui analysent cette loi aient pleinement conscience des conséquences et que nous dépassions l’argument simple qui consiste à dire que c’est du corporatisme donc c’est faux donc on n’écoute pas.
Propos recueillis par Olivier