La fin de l’enfance pour l’homme ?

Publié le 10 juin 2011 par Copeau @Contrepoints

Par Kevin Carson

L’histoire, depuis la révolution agricole, peut être utilement conceptualisée comme une course aux armements offensifs ou défensifs entre les technologies de l’abondance et les structures sociales de l’expropriation.

Jusqu’à l’apparition de l’agriculture, la société humaine n’a pas produit un excédent suffisant pour soutenir la voie de l’organisation sociale au-dessus de celle du groupe des chasseurs-cueilleurs. L’agriculture a été la première technologie de l’abondance suffisamment productive pour les classes parasitaires sur une grande échelle. Avec l’agriculture vint une superstructure de rois, de prêtres, des castes martiales et de propriétaires qui traitèrent les classes productrices comme du bétail.

Nous semblons maintenant être presque à la fin d’un intervalle de dix mille années ou alors entre deux seuils. Le premier seuil fut l’apparition de la première technologie à grande échelle de l’abondance: l’agriculture.

Révolution numérique

Depuis, nous avons été impliqués dans la course d’armements susmentionnée. Parfois, les technologies de l’abondance produisent une augmentation du surplus social plus vite que les superstructures de classes ne peuvent exproprier cette production, et les choses deviennent meilleures pour les gens ordinaires — comme vers la fin du Moyen Age, avec l’invention du collier à cheval et la rotation des cultures qui ont provoqué une augmentation massive de la productivité agricole, les artisans des villes furent libres de développer de nouvelles technologies de production, et la décadence de la féodalité a donné lieu à la baisse des rentes et de facto à l’émancipation de la paysannerie. Parfois, les avantages vont vers les structures sociales de l’expropriation, et les choses empirent — comme dans la cas de la suppression des villes libres par la monarchie absolue, ce qu’ Immanuel Wallerstein a appelé le « long seizième siècle« , et l’isolement.

Nous approchons le deuxième seuil, avec les technologies de l’abondance qui ont atteint un point de décollage au-delà duquel les structures sociales de l’expropriation ne peuvent plus suivre la courbe de production en hausse.

L’intervalle entre les deux seuils a été relativement bref, comparativement aux centaines de milliers d’années où l’Homo Sapiens a existé dans des conditions de vie inchangées et les milliards d’années pendant lesquelles le soleil sera en mesure de soutenir la vie humaine. Vu sous cet angle, cet intervalle est une période de bref réglage dans les premiers stades de la productivité humaine. L’État était une anomalie à ce stade précoce de l’explosion technologique, dans l’enfance de la race humaine, par l’entremise duquel les classes parasitaires ont été brièvement mises au pouvoir pour profiter des révolutions de la productivité et les exploiter comme une source de revenus pour elles-mêmes.

Pendant ce bref intervalle, les classes parasitaires — les bureaucrates, les usuriers, les propriétaires terriens et les rentiers — utilisaient l’état pour créer la pénurie par des moyens artificiels, afin d’enfermer la productivité accrue des technologies de l’abondance comme une source de rentes pour eux-mêmes. Mais, après ces quelques premiers millénaires, la courbe de la productivité a changé si brusquement à la hausse que l’augmentation de la production dépassera bientôt la capacité des classes rentières à l’exproprier. Qui plus est, les nouvelles technologies de l’abondance ont rendu les pénuries artificielles inapplicables.

Il y a une quarantaine d’années, il était de bon ton de dire que l’humanité était entrée dans «l’ère d’Aquarius». Il y a un raisonnement selon lequel les années 70 ont été vraiment le début d’une ère nouvelle de la libération humaine. Elles ont vu la naissance des deux technologies de l’abondance — l’ordinateur de bureau et des machines-outils à commande numérique peu coûteuses — qui finira par nous libérer de l’emprise de l’État-entreprise et ses raretés artificielles.

La réaction apparente des décennies depuis — le néolibéralisme et le Consensus de Washington, le reaganisme et le thatchérisme, la police d’État en bottes militaires pour la guerre contre les drogues et la guerre contre le terrorisme, le rêve humide des néo-conservateurs d’un Reich de mille ans renforcé par la seule superpuissance restante, le « Digital Millennium Copyright Act » — peut être considérée comme une action d’arrière-garde désespéré par l’état corporatiste, l’agonie d’un système qui meurt, un dernier effort par les forces de la rareté artificielle pour supprimer les forces qui les détruiront.

Cet effort va échouer. Ce que le partage de fichiers a fait à l’industrie du disque, et ce que Wikileaks a fait à l’Etat de sécurité nationale, ne sont que les plus pâles préfigurations de ce que les technologies de l’abondance et la liberté feront contre les vieilles institutions autoritaires.

Le cryptage et les réseaux privés virtuels détruisent la puissance de la musique, de l’édition et de l’industrie du cinéma dans leur perception de redevances sur leur soi-disant «propriété intellectuelle», et éliminent les transactions économiques comme une base d’imposition à l’appui des bureaucrates.

Les nouvelles technologies de production physique, par l’extraction de rendements croissants à partir d’apports toujours plus minces, ont rendu les immenses étendues de terre et de capital des classes privilégiées tout à fait inutile en tant que source de revenu.

Les gens ordinaires, avec des moyens de production informationnels et physiques bon marché, seront bientôt en mesure de répondre à nos besoins grâce à la production et le commerce pacifique en une fraction de semaine de travail actuelle, et décrocher les parasites de leur dos.

Si cette formulation de l’histoire humaine est valable, nous sommes en train de terminer une phase de l’histoire de l’humanité pour nous inscrire dans une nouvelle.

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Article de Kevin Carson, traduit et repris avec l’autorisation du Québécois Libre
Traduction : Barem