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Doel, simple village de 25 km2 situé à l’ombre d’Anvers, avait tout pour rester dans l'anonymat le plus complet. Et ses quelque 1500 habitants ne s'en seraient sans doute jamais plaint. Pourtant, au début des années 60, le ciel bas des Flandres orientales s’est abattu sur la commune. En 1963, les habitants apprennent en effet que le plan d'expansion du port voisin implique la disparition pure et simple de leur village et en 1969, une centrale nucléaire est érigée à quelques mètres à peine de l'une de ses rues principales.
Les plus optimistes songent alors qu'en devenant de la sorte le second site national en matière de production électrique, Doel vient de sauver sa peau sinon sa tranquillité. De fait, en 1978, l'interdiction de bâtir est levée. Ce n'est en réalité qu'un simple répit puisqu'en 1995 l'accroissement du port d'Anvers est à nouveau à l'ordre du jour. Depuis le village attend toujours sa propre disparition. Sauf que certains habitants ne l'entendent pas forcément de cette oreille. Réunis au sein du comité d'action Doel 2020, quelques 300 irréductibles refusant leur expropriation font aujourd'hui encore feu de tout bois en saisissant tribunal des référés, conseil d'Etat et autre Parlement européen. Leur combat est fait de pauses, de reculs, rarement de véritables avancées. Il est toutefois soutenu par un certain nombre d'activistes étrangers au village, dont quelques artistes réunis au sein de l'organisation KunstDoel qui défend l'idée d'une réhabilitation du village par le biais de la culture et de l'écologie. Noble cause certes mais qui s'apparente, à en juger par l'état d'abandon et de décrépitude avancé de la commune, à un combat perdu d'avance.
Doel, 13 kilomètres. Sortie d'autoroute. Et toujours cette impression de naviguer sur un territoire sans identité tout entier dévolu à la circulation entre différentes zones industrielles. Je suis pourtant censé me rapprocher de la petite commune flamande, plus qu'une poignée de kilomètres... Et toujours des containers, des rond points, des cheminées d'usine en lieu et place de ce qui pourrait annoncer l'existence d'un lieu de vie, genre clocher d'église. Soudain, au détour d'un dernier terre-plein, sans crier gare, une vieille route en béton et des maisons le long de la chaussée.
Lorsqu’enfin on arrive à Doel, on s'étonne presque que le GPS ait su nous y mener. Et quand il conseille, de sa voix de Terminator débonnaire, de "garder la droite" pour rejoindre le centre-ville on tombe littéralement des nues... Les rues de Doel sont désertes et les panneaux de circulation des vestiges d'une existence passée, aujourd'hui dénués de sens. Pourquoi prendre telle rue plutôt que telle autre ? Ici les rues ne mènent nulle part. A Doel on ne prend plus la première à gauche pour aller à l'épicerie, pas plus que la suivante pour aller boire un verre au café du coin. La seule construction appartenant encore ici de plein droit à la réalité est la centrale nucléaire, toujours bel et bien en activité et constituant, avec ses deux immenses cheminées de refroidissement, le point culminant de la commune.
Disposées en damier les rues de la petite commune devaient autrefois offrir, comme celles de la plupart des cités contemporaines, la démonstration urbanistique et architecturale d'une répartition inégale des richesses. Mais l'abandon extrême a cette curieuse vertu de niveler les différences : à Doel la maison du docteur et son perron néo-classique ne fait plus honte à la modeste bicoque en parpaings qui en est voisine. Toutes deux ne sont plus que l'ombre de ce qu'elles furent.
L'abandon, voilà ce qui saute directement aux yeux de qui s'égare ici. L'abandon et le désert. Il n'y a pas un seul badaud sur les trottoirs, pas une seule voiture en stationnement, aucune circulation sur la chaussée... Personne ne patiente à l'arrêt de bus. La réalité saute aux yeux puis s'impose aux oreilles. Le silence peut être assourdissant. Voire même inquiétant, menaçant, quand il s'avère relatif, comme parasité par le bourdonnement continu de la centrale nucléaire toute proche. Pour le reste, rien. Ou presque : parfois un volet décharné produit un claquement sous le coup d'une bourrasque de vent. Ambiance…
Pendant un temps on reste coi, sidéré, comme perdu dans des réminiscences de westerns. Ne manque qu'une ligne d'harmonica. Passé cette stupeur première, on se prend à observer, à détailler ce tableau aberrant. Fenêtres murées, portes renforcées à coup de planches clouées en travers ou au contraire carreaux cassés et entrées béantes laissant libre accès à l'intérieur des habitations... Là, il en reste une toujours habitée, visiblement. Un peu plus loin les vestiges d'une autre, réduite en un imposant tas de gravats, donne à respirer la poussière d'existences qui s'en sont allées. Toutes les rues de Doel font la grimace de leur triste bouche édentée. Les murs mitoyens ne le sont plus ; ils se contentent dorénavant de séparer une habitation du vide qui, d'autorité, est venu remplacer sa voisine d'antan. Un vide qui porte les stigmates des demeures disparues : on devine les étages et les cloisons, on repère l'emplacement de la cheminée, celui de la penderie intégrée. Les différentes peintures tout comme les lambeaux de papiers peints composent un étonnant patchwork qui donne à lire le lieu de vie qui autrefois comblait cette béance. A la manière d'un écorché exhibant son squelette, ces maisons sacrifiées offrent le spectacle de leur structure mise à nue. Il y a une obscénité propre aux habitations délaissées, il y a un voyeurisme propre à celui qui se délecte de leurs ruines.
A plus forte raison à Doel où les ruines sont parées de curieux atours. Graffitis et autres interventions artistiques viennent en effet orner les carcasses des maisons abandonnées. Ce qui ailleurs se fait le plus souvent dans la marge des villes s'expose ici au regard de tous. Chaque façade est recouverte de fresques géantes, d'affiches en tout genre, de personnages et de textes n'ayant pas d'autres liens entre eux que de forger à l'unisson le visage actuel de cette ville qui, dorénavant, semble leur appartenir. Ici la grange au porc décapité, là le garage au rat géant... Non loin, sur une palissade, Quick et Flupke s'adonnent aux joies du throw-up dans une jolie mise en abîme de l'acte créateur et sous le regard sévère de l'Agent 22 posté sur le pignon voisin. Dans un autre pâté de maisons un taureau semble terrassé tandis que le volet mécanique de la boutique d'en face accueille une charmante composition florale. Abstraction, figuration, flop, block-letters, tags, pochoirs, poèmes... ici tous les médiums et tous les styles se côtoient composant de la sorte la mélodie fluctuante de la partition chorale qu'est la ville. Les street artistes de toute l'Europe se sont passé le mot : Doel est une zone de (ré-)création libre.
Liberté de peindre sur les murs, liberté d’entrer où bon vous semble. C'est une expérience singulière que celle qui consiste à pénétrer chez autrui au grès de ses envies. On expérimente là un affranchissement total des lois comme des tabous existants en matière de propriété et de vie privées, de liberté de circulation et d'appropriation de l'espace... Ici, quoi que l'on fasse, on ne dérange pas l'ordre existant, on ne spolie personne... on est seul parmi les fantômes. Alors on entre et l'on s'offre la sensation grisante de pénétrer de plein pied dans la vie de ceux qui autrefois habitaient les lieux. Une maison est tout sauf un espace vierge : la visite de chacune des ruines de ce petit village belge équivaut à une rencontre.
A Doel, le promeneur se fait visiteur et le visiteur s'invente archéologue d'un temps à peine révolu. Chaque emplacement vaquant comme chaque objet retrouvé en plus ou moins bon état - poupée, verre ébréché, bouton de porte, feuillet volant, boîte de lessive, cassette audio... - se donne à lire à celui qui lui prête attention. Ils sont autant de vestiges, d'indices à interpréter afin d'avoir accès aux existences déracinées. Toutes ces maisons - adorées d'abord, puis abandonnées, pillées et saccagées ensuite, dorénavant installées durablement dans leur vide intérieur -, se donnent à décrypter. A travers elles, il s'agit de déchiffrer le texte de la ville disparue. De deviner ce qu'était la réalité de ce territoire avant qu'il ne devienne cet espace absurde qu'est une ville non habitée.
Alors que je m’apprête à quitter Doel, le plus étrange des spectacles s'offre soudain à moi au détour d'une rue. Au milieu de la chaussée s'affairent deux personnes revêtus de gilet orange, de bottes et de casque de chantier. Tandis que le moteur de leur petit camion soigneusement garé tourne dans le vide, ils fabriquent je ne sais quoi autour d'une bouche d'égout. Ils ont disposé alentour leur petit matériel : une caisse à outils, une échelle, un tuyau sur son enrouleur... Sidéré, je passe à quelques pas de cet étrange équipage. Ils ne m’accordent pas un même regard. Nous ne nous saluons pas. A Doel, il n'y a personne.