Le Baron et sa femme le rejoignent sur le tertre aux trois tours.
« Rassurez-vous, dit-il, je n’ai pas l’intention d’en finir avec la vie ! » Ils rient. Après une longue pause où ils se fixent dans la semi obscurité, Emma, après une longue inspiration, confie :
« Je viens de croiser Serena ; elle ne va pas bien. Pas bien du tout !
- Je l’ai trouvée rayonnante au concert ! Même si nous avons été obligés de presser le mouvement à cause de ce crétin de pianiste !
- Oui, dit-elle d’un regard surpris, oui, jamais elle n’a chanté avec une telle charge émotive. C’était magnifique ! Vous êtes en phase avec elle de manière stupéfiante !
- C’est elle qui m’entraîne. Je n’y ai aucun mérite.
- Ne me faites pas rire ! Vous avez été parfait. De toute façon, je ne voulais pas vous parler de cela, vous savez bien vous-même que vous êtes excellent ! Non, c’est Serena. Vous avez vu comme moi qu’elle boitille ; son corps semble paralysé depuis la fin du concert. »
Le terrain est miné ; il suspend un moment les paroles banales qui lui viennent.
« Vous avez promis à Emma, rappelle le Baron. Vous vous souvenez ?
- Très bien ! ». Il tente de retarder l’instant. Il hésite, Emma est si jeune. Ils attendent calmement. Il revoit Emma dans l’encadrement de la fenêtre lui confiant ses inquiétudes à propos de Serena, et lui, là, debout, en deçà des rosiers qui les séparaient, admirant l’éclat de ses yeux encadrés par ses cheveux roux qui concurrençaient l’ocre du soleil déclinant. La brève scène s’inscrit avec une netteté plus grande que lorsqu’elle s’est déployée dans la réalité.
« Il la bat ! » lâche-t-il tout à coup et avant qu’il regrette cet aveu, il reprend en baissant le regard : « Il la bat ! ».
« Protège-moi !», crie Emma en se jetant dans les bras du Baron.
« Je suis là pour ça !, dit-il. Je vais prévenir les gardiens, on va le faire arrêter. » Il quitte sa femme et l’instrumentiste, se rue vers trois hommes qui sont en faction dans l’entrée de la salle de réception. Emma murmure : « Le mal ne doit pas étendre ses ravages jusqu’ici! Ce n’est pas possible ! » Il s’abstient de tout commentaire, esquisse un sourire rassurant. Il la pousse légèrement vers l’intérieur de la salle en traversant le petit auditorium : quelque part un sifflement presque joyeux reprend la mélodie du « Pâtre ». Elle frissonne, court maintenant pour retrouver le Baron qui vient de donner ses instructions. Il confie à sa femme qu’on va s’en saisir, l’enfermer dans la tour droite et qu’un gardien va le veiller jusqu’à demain. « Je te promets qu’il n ’y aura plus aucune violence ! Demain je le remets à la police. Rassure-toi, il ne nuira plus à personne ! La nuit sera tranquille ! Promis !
- Tu vas le laisser passer la nuit ici ? », fait-elle indignée ; le feu des joues l’envahit s’accordant à la teinte de ses cheveux : la colère incarnée. Il lui explique qu’on ne peut faire autrement, tout est si loin et puis il faut s’occuper des invités ; quant à Serena elle va s’installer dans la petite chambre attenante à leur propre salon. Il ajoute : « Tu sais cette pièce qui donne sur la Vézère, il ne pourra plus rien lui arriver… allez, essaie de t’apaiser, je sais bien ce que tu ressens… allez, allez, demain, on verra demain. Compte sur moi!»
Ils rejoignent le groupe qui fait fête à Serena assise dans un fauteuil amené pour l’occasion. Son teint est blême, elle reçoit les hommages de tous ; des robes et des fracs l’entourent ; elle est une reine qu’on vient saluer, petits mots admiratifs, pressions de main, statue immobile, à peine vivante. L’instrumentiste admire ; il ne l’envie pas .Parfois, comme il se tient en retrait, un invité vient lui demander les dates de concert où il rejouera ses pièces pour clarinette ; un chef d’orchestre lui donne une carte de visite, il est question de Mozart, Poulenc, Brahms… « Je vous accompagnerai très volontiers au piano si vous voulez, dit le chef en lui tapotant l’épaule, car ce n’est pas avec un pianiste comme ce soir que vous pouvez vous épanouir au mieux ! Ou alors on fera un truc avec l’orchestre ! J’aime énormément ce que vous faites !» Ils se sourient ; le clarinettiste lui promet ce qu’il peut, ce qu’il veut, le remercie, on se serre la main comme on signe un contrat.