Paul Moreira
Co-auteur de Travailler à en mourir (Flammarion), le journaliste d’investigation Paul Moreira détaille au JDD.fr les raisons qui poussent certains salariés à se suicider. Parmi les solutions qui permettraient d’enrayer ce fléau, l’ancien de Canal+ plaide pour la publicité des rapports des inspecteurs du travail.En 2008, vous aviez déjà réalisé une enquête, pour la télévision, au sujet des suicides au travail. Pourquoi écrire un livre un an plus tard?
L’enquête que j’avais réalisée pour la télévision – et sur laquelle 40% du livre environ s’appuient – avait été à l’époque un phénomène d’audience étrange, comme un symptôme de l’intérêt des gens pour un problème qu’ils jugeaient sérieux. Sans publicité particulière, deux millions de personnes ont vu ce film, ce qui n’est pas négligeable. J’en ai donc tiré la conclusion que la société avait un besoin, vital, de débat sur le sujet. A partir de ce constat, je me suis dit qu’il fallait en laisser une trace écrite, tout en allant un peu plus loin et en profitant du temps que laisse l’écriture. J’ai alors effectué une « jonction » avec Hubert Prolongeau (l’autre auteur du livre, ndlr), qui à cette époque travaillait sur ce sujet-là. Nous avons donc uni nos forces pour faire aboutir ce projet.
Un projet initié avant la vague de suicide qui est venue endeuiller France Télécom?
Oui, même si l’on savait déjà qu’il y avait des suicides chez France Télécom. Nous, nous avons décidé de nous focaliser sur Renault (même si l’ouvrage aborde également le suicide dans les banques ou dans l’industrie sidérurgique, ndlr) car j’étais entré en contact avec la veuve de l’un des salariés suicidés.
« Ils ont su forcer leur destin«
Peut-on identifier une ou plusieurs causes précises permettant d’expliquer le suicide au travail?
Oui et non. Dans le cas de la sidérurgie par exemple, l’externalisation des tâches entraîne à la fois une précarisation du statut et donc un rythme et une charge de travail inouïs. Le salarié « meurt à la tâche », littéralement. En revanche, on trouve en effet beaucoup de points communs concernant les suicides de « cols blancs », qui se résument souvent à la combinaison de plusieurs facteurs.
Quels sont-ils?
Il y a d’abord un facteur structurel: les entreprises en question ont souvent fait l’objet d’une réorganisation lourde: une augmentation monstrueuse de la production, comme à Renault, ou un phénomène de fusion-acquisition, comme dans la banque, où, du jour au lendemain, les gens se retrouvent confrontés à une autre culture d’entreprise. Il me semble d’ailleurs que c’est ce qui se passe à France Télécom: le salarié évolue dans un environnement où on lui a ôté toute autonomie de travail. Les objectifs – individualisés et donc mortifères pour l’esprit de groupe – lui sont envoyés par e-mail sans qu’il sache à qui s’adresser pour en discuter. Les décisions sont désincarnées et tendent toutes, depuis une ou deux décennies, vers un même objectif, financier: la valorisation boursière et la rentabilité à court terme. Ce qui implique pour le salarié, dans une logique permanente de réduction des coûts, une démarche de conquête économique, carrément guerrière, ultra-concurrentielle.
A côté de ça, on trouve également des facteurs individuels. D’après ce que nous avons pu observer avec Hubert Prolongeau, les salariés qui se sont suicidés étaient des gens qui s’investissaient pleinement dans leur travail. Tous, en outre, ont connu une véritable ascension sociale, ils ont su forcer le destin pour s’extraire de leur milieu d’origine. Nous avons par exemple constaté que la plupart de ces cadres ou de ces techniciens hautement qualifiés qui se sont suicidés étaient des fils d’ouvriers.
« L’inspecteur du travail est ‘l’œil de la société’ dans l’entreprise«
Autre élément troublant que vous décrivez dans votre ouvrage, nombre des salariés qui se sont donné la mort s’estimaient « largués » au travail, alors qu’on s’est aperçu par la suite qu’ils étaient bien évalués par leurs supérieurs…
Flammarion - 300 pages - 2009
Effectivement, à un moment donné, il y a disjonction entre la réalité, très dure – ces salariés étaient accablés de travail – et leur perception de cette réalité, encore plus dure. Au fil du temps, les problèmes au travail – et la peur de le perdre – se mêlent à des difficultés d’ordre privé, les nuits deviennent de plus en plus courtes et ils perdent progressivement pied, jusqu’à commettre leur geste fatal. Après, il faut également savoir qu’il n’y jamais de trace écrite dans les entreprises, notamment pour éviter les problèmes de harcèlement moral. C’est ce qui peut expliquer que les évaluations de ces salariés ont été bonnes, alors qu’ils étaient en fait carrément démolis par leur travail. Il y a dans l’entreprise un non-dit permanent, un blocage de la parole, qui est absolument effrayant.
Y’a-t-il une solution politique à tous ces problèmes?
Oui, indéniablement. Face au choc provoqué par les suicides chez France Télécom, le gouvernement est d’ailleurs obligé de proposer des solutions. Il ne peut pas faire autrement. A titre personnel, je pense que la solution passe par davantage de transparence dans les entreprises. Même si cela ne règlerait pas tout, je serais par exemple favorable à ce que les rapports des inspecteurs du travail soient rendus publics, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui en France, alors que ça l’est dans d’autres pays. L’inspecteur du travail est en quelque sorte « l’œil de la société » dans l’entreprise, il en est indépendant – au contraire du médecin du travail notamment – et est payé par nos impôts. Son droit de réserve, prévu dans son statut, est aujourd’hui inacceptable.
Travailler à en mourir, quand le monde de l’entreprise mène au suicide, de Paul Moreira et Hubert Prolongeau. Flammarion (Enquêtes), 248 pages, 20 euros.