J'attends dans ma cellule antique,
Combien d'hommes ont attendu ainsi ?
Que le dernier tract soit imprimé,
Que la dernière grenade soit mordue et lancée.
J'attends que la dernière victime tombe,
Pour avoir crié : " Vive la Liberté ",
Que le dernier Etat souverain
Croule sous les coups des patriotes européens.
J'attends que toutes les capitales
Deviennent des villes de Province,
Que meure l'écho dans le monde
Du dernier chant national.
Que l'Europe se lève enfin en marche,
Ma bien-aimée prostrée et piétinée...
J'attends dans ma cellule antique.
Combien d'autres hommes attendent comme moi ?
Romain Gary, Education européenne
On est en 1942, en Pologne, dans ce roman de Romain Gary. C'est un résistant qui écrit ce poème, Adam Dobranski - Adam, le premier homme.
J'apprécie la beauté du rêve de dépassement des frontières, d'unité à travers les nations.
Il y a déjà toute la problématique européenne dans Une éducation européenne. Car à ce poème superbe qui ouvre presque le livre, répondent d'autres échos. Gary avait déjà compris, ressent-on, l'impossibilité d'un rêve européen.
Une fois les frontières dépassées, si le but est l'Europe et non pas l'humanité, l'universel, il faut bien reconstruire et consolider des...frontières. Nouvelles, plus grandes, mais frontières tout de même. Peut-être encore moins humaines.
Sans doute Gary était-il, lui, moins européen qu'internationaliste.
Plus loin, il écrit : "Il y a une grande fraternité qui se prépare dans le monde, les Allemands nous auront valu au moins ça".
Le monde, l'Europe, dans un monde national, c'est pareil : l'illimité, les frontières renversées.
Une fois que l'Europe est faite, c'est différent. L'Europe ce n'est plus qu'une nation, comme une autre, juste plus grande.
Les internationalistes sincères ne peuvent plus se reconnaître dans ce projet qui consiste maintenant à gérer au mieux une boutique, un rassemblement de comptables teigneux.
D'ailleurs Gary écrit, tout à la fin :
"En Europe on a les plus vieilles cathédrales, les plus vieilles et les plus célèbres Universités, les plus grandes librairies et c'est là qu'on reçoit la meilleure éducation - de tous les coins du monde, il paraît, on vient en Europe pour s'instruire. Mais à la fin, tout ce que cette fameuse éducation européenne vous apprend, c'est comment trouver le courage et de bonnes raisons, bien valables, bien propres, pour tuer un homme qui ne vous a rien fait [...]
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J'ai beaucoup de respect pour les internationalistes européens. Mais lls sont aujourd'hui à la croisée des chemins : c'est le moment pour eux de dire adieu à l'Europe, de laisser ce projet aux comptables tristes.
De toute façon, comme l'écrit Gary : "rien d'important ne meurt". L'Europe comme projet international est morte, l'idée internationale reste : un monde de nations qui se parlent.
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Le livre est superbe. Par moment Gary ajoute des livres dans le livre, des récits mis en abyme qui partent un peu dans tous les sens, comme s'il avait voulu rendre son roman plus ample sans avoir le temps d'organiser des morceaux en un tout cohérent. Comme s'il n'avait pas résisté au plaisir d'indiquer à un cinéaste quelques futures bonnes scènes, des bons moments, sans avoir pris le temps de les relier. A cette minuscule réserve près, c'est un roman à conseiller.
Il y a quelques scènes tragiques et comiques à la fois qui sont profondément humaines. On y comprend la difficulté d'être celui qui appuie sur la gâchette pour abattre un allemand sachant que, de facto, il y aura des représailles et des victimes innocentes. Gary sait être d'un camp sans mépriser ceux d'en face. Il y a du Camus dans ces pages.
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Le hasard fait que chez Frédéric Delorca, un billet récent est consacré à un résistant tchèque vrai, Julius Fucik, pas un héros de papier. Il y a une superbe citation sur l'égoïsme du mondialisme chic, comparé à l'internationalisme sincère qui n'est pas incompatible avec un patriotisme profond (en version abrégée : "Comme patriote moderne [Fucik] se distinguait ainsi des cosmopolites provinciaux tchèques, qui à la fin du siècle dernier et après la première guerre mondiale, pareils à des parvenus, importèrent de France chez nous, comme de nouveau chapeaux ou de nouvelles robes, une conversation mondaine facile et cosmopolite, des bons mots nouveaux, de nouveaux commérages littéraires, et enfin des droits d'auteur pour les livres de Dekobra, de Morand, de Montherlant, etc... La citation est plus longue chez Fred Delorca, et ses commentaires valent le détour. Rappel : c'est là ).
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