Qui veut la peau de la musique ancienne ?

Publié le 08 juin 2011 par Jeanchristophepucek

Francisco de Goya (Fuendetodos, 1746-Bordeaux, 1828),
Saturne dévorant un de ses enfants
, 1819-1823.

Huile sur plâtre transférée sur toile, 143 x 81 cm, Madrid, Musée du Prado.

Le propre des balanciers est qu’ils finissent toujours par revenir. Quelque effort qu’ils fassent pour afficher une contenance empreinte de sérénité, les amateurs de musique ancienne qui ont le temps et la possibilité d’observer les évolutions de son petit monde ont, depuis quelques années, des raisons d’être légitimement inquiets.

Dès ses balbutiements, la démarche consistant à interpréter la musique de façon « historiquement informée » s’est inscrite, de façon consciente et parfois même revendiquée, en marge des institutions. On imagine sans doute mal aujourd’hui ce que des pionniers comme Gustav Leonhardt ou Nikolaus Harnoncourt ont dû déployer de ténacité pour imposer leur travail et d’intuition pour le diffuser en profitant, entre autres, de l’expansion de l’industrie discographique, avant que leurs principes connaissent le succès européen que l’on sait. Cette réussite, dont il faut bien dire qu’elle s’est parfois accompagnée d’arrogance de la part de ceux qui furent alors surnommés « baroqueux », a sérieusement remis en question nombre d’habitudes, reléguant, pour un temps, certaines pratiques au rang de vieilleries d’un goût douteux : qu’ils l’avouent ou non, combien de musiciens ont alors dû se sentir frustrés de se voir interdits qui de Bach au piano, qui de Vivaldi à grand orchestre, sous le prétexte d’un manque d’authenticité ? Un point de non-retour a peut-être été atteint lorsque la seconde génération d’interprètes – ceux nés au cours de la décennie 1940, tels Philippe Herreweghe ou John Eliot Gardiner – a osé s’enhardir jusqu’à s’emparer, avec des résultats inégaux, des œuvres de Mozart, puis Beethoven, Schumann, Bruckner, Ravel et aujourd’hui Poulenc, comme mue par une fringale de redécouverte d’un répertoire alors considéré comme chasse gardée par les phalanges traditionnelles. Le caractère militant de ces entreprises n’a pas manqué de susciter très tôt des réactions, allant des insinuations bassement médisantes sur le niveau technique, supposé médiocre, des musiciens, au pamphlet, comme Les baroqueux ou le musicalement correct fulminé par Jean-Paul Penin en 2000, dénonçant les interprétations « historiquement informées », notamment des répertoires classique et romantique, comme des escroqueries intellectuelles. Puis, portées par un phénomène de reflux, les interprétations « traditionnelles » ont commencé à regagner lentement, dans ces mêmes premières années du XXIe siècle, une partie du terrain perdu, avec quelques parutions adoubées à grand bruit par la critique, comme les Bach de Murray Perahia et d’Hélène Grimaud ou les Couperin, Rameau et récemment Scarlatti d’Alexandre Tharaud, dont un des points communs est de jouer sans complexe la carte d’un grand piano ne cherchant surtout pas à imiter le clavecin pour lequel les œuvres ont été pensées. S’ils n’ont pas rencontré un franc succès ce côté-ci du Rhin, les enregistrements récents de Riccardo Chailly pour Decca regroupant les Brandebourgeois, la Passion selon Saint Matthieu, l’Oratorio de Noël, auxquels sont venus s’ajouter, il y a quelques jours, des concertos « pour piano » de Bach, tous réalisés à la tête de l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig, auraient été assez impensables il y a encore 15 ans, comme l’aurait été le tout récent album Pergolèse d’Anna Netrebko et Antonio Pappano, qui nous ramène, en nettement moins bien, à l’époque de la mythique version d’Ettore Gracis (1972).

Tous ces faits pourront peut-être sembler insignifiants, mais ils sont, à mes yeux, quelques indices convergents du réel danger qui plane aujourd’hui sur les musiques anciennes, dont la disparition de la grille de France Musique de l’émission que Gaëtan Naulleau leur consacrait, au motif, invoqué dans une réponse faite par la chaîne à la question d’une auditrice, que « le baroque n'a plus besoin d'être défendu comme un genre « à part entière » dans une émission hebdomadaire », quand il apparaît que les répertoires médiévaux, renaissants et baroques, soit la bagatelle d’environ neuf siècles de création, ne représentent que 7% du temps de diffusion de cette antenne, est un nouveau désastreux symbole. Si les préjugés envers les musiques du Moyen Âge et de la Renaissance, qui souffrent hélas depuis longtemps d’une réputation de difficulté les réservant aux seuls spécialistes, expliquent malheureusement leur absence presque totale du programme des festivals français d’importance ainsi que leur discrétion sur les radios et dans la presse dite « spécialisée », l’attitude affichée vis-à-vis du Baroque est nouvelle ; elle ne relève pas, si l’on s’en tient à l’argument officiel fourni par France Musique, d’une suspicion d’élitisme, mais bien d’un processus de banalisation. Après avoir été, cinquante ans durant, un formidable réservoir d’idées et contribué à repenser très largement la façon de jouer les musiques d’un passé qui s’étend jusqu’aux premières décennies du XXe siècle, le mouvement « historiquement informé » est sans doute en train de connaître, en France, sa première vraie crise. Les causes, multiples, sont probablement à chercher dans l’installation d’une certaine routine, perceptible dans les redites incessantes de programmes qui se cristallisent, pour des raisons de rentabilité, autour des valeurs sûres que sont Händel, Lully, Bach ou Vivaldi, dans l’abandon, par certains des ensembles les plus en vue, de la recherche au profit du commerce, matérialisé par des projets tentant de présenter, en misant sur l’absence de références des plus jeunes amateurs, les expérimentations les plus douteuses comme des lectures sérieuses (le Teatro d’amore de L’Arpeggiata offre un parfait exemple de ce type de dérive), dans la prépondérance accordée au plus vendeur des genres, l’opéra, sur la musique sacrée ou instrumentale, avec pour conséquences le retour dans l’ombre de pans entiers du répertoire ainsi qu’une certaine uniformisation du goût qui offre objectivement plus de chances de survie aux suiveurs de l’air du temps qu’à ceux qui tenteraient de s’en démarquer. Reinhard Goebel écrivait, dans le livret de ce qui devait être le dernier enregistrement de son ensemble, « après 2000, il devint de plus en plus clair que Musica Antiqua Köln était passé de mode ; le public, la presse et les promoteurs voulaient des opéras tapageurs, pas des sonates ésotériques de Pachelbel. » Cet ensemble, qui a effectué un travail d’importance majeure entre 1973 et 2006, aurait-il sa chance aujourd’hui ? Permettez-moi d’en douter.

Bien sûr, des raisons d’espérer existent aussi, qu’il s’agisse du formidable travail mené par nombre d’ensembles salués, entre autres, sur Passée des arts, ou des festivals qui, même s’ils ne concernent, hélas, qu’un nombre restreint de privilégiés, continuent à faire le plein. Dans un contexte économique tendu qui voit les subventions se réduire parfois drastiquement, il n’en demeure pas moins que la crise du disque, support étroitement associé au succès de la musique ancienne, et la réduction de la visibilité radiophonique de cette dernière lui portent deux coups assez rudes, dont ceux qui remâchent de vieilles rancœurs envers ces trublions « baroqueux » auxquels ils ne pardonnent pas d’avoir bousculé un ordre du monde espéré immuable et ne rêvent que de leur faire payer leur outrecuidance, ne manquent certainement pas de se réjouir.

J’invite les lecteurs qui souhaiteraient que France Musique conserve une émission dédiée aux musiques anciennes à prendre contact avec la station en suivant ce lien.

Accompagnement musical :

Luigi Cherubini (1760-1842), Marche funèbre (1797, refondue en 1820)

Das Neue Orchester
Christoph Spering, direction

Requiem en ut mineur, In Paradisum. 1 CD Opus 111 OPS 30-116. Indisponible.