Francisco de Goya (Fuendetodos, 1746-Bordeaux, 1828),
Saturne dévorant un de ses enfants, 1819-1823.
Huile sur plâtre transférée sur toile, 143 x 81 cm, Madrid, Musée du Prado.
Le propre des balanciers est qu’ils finissent toujours par revenir. Quelque effort qu’ils fassent pour afficher une contenance empreinte de sérénité, les amateurs de musique ancienne qui ont le temps et la possibilité d’observer les évolutions de son petit monde ont, depuis quelques années, des raisons d’être légitimement inquiets.
Dès ses balbutiements, la démarche consistant à interpréter la musique de façon « historiquement informée » s’est inscrite, de façon consciente et parfois même revendiquée, en marge des institutions. On imagine sans doute mal aujourd’hui ce que des pionniers comme Gustav Leonhardt ou Nikolaus Harnoncourt ont dû déployer de ténacité pour imposer leur travail et d’intuition pour le diffuser en profitant, entre autres, de l’expansion de l’industrie discographique, avant que leurs principes connaissent le succès européen que l’on sait. Cette réussite, dont il faut bien dire qu’elle s’est parfois accompagnée d’arrogance de la part de ceux qui furent alors surnommés « baroqueux », a sérieusement remis en question nombre d’habitudes, reléguant, pour un temps, certaines pratiques au rang de vieilleries d’un goût douteux : qu’ils l’avouent ou non, combien de musiciens ont alors dû se sentir frustrés de se voir interdits qui de Bach au piano, qui de Vivaldi à grand orchestre, sous le prétexte d’un manque d’authenticité ? Un point de non-retour a peut-être été atteint lorsque la seconde génération d’interprètes – ceux nés au cours de la décennie 1940, tels Philippe Herreweghe ou John Eliot Gardiner – a osé s’enhardir jusqu’à s’emparer, avec des résultats inégaux, des œuvres de Mozart, puis Beethoven, Schumann, Bruckner, Ravel et aujourd’hui Poulenc, comme mue par une fringale de redécouverte d’un répertoire alors considéré comme chasse gardée par les phalanges traditionnelles. Le caractère militant de ces entreprises n’a pas manqué de susciter très tôt des réactions, allant des insinuations bassement médisantes sur le niveau technique, supposé médiocre, des musiciens, au pamphlet, comme Les baroqueux ou le musicalement correct fulminé par Jean-Paul Penin en 2000, dénonçant les interprétations « historiquement informées », notamment des répertoires classique et romantique, comme des escroqueries intellectuelles. Puis, portées par un phénomène de reflux, les interprétations « traditionnelles » ont commencé à regagner lentement, dans ces mêmes premières années du XXIe siècle, une partie du terrain perdu, avec quelques parutions adoubées à grand bruit par la critique, comme les Bach de Murray Perahia et d’Hélène Grimaud ou les Couperin, Rameau et récemment Scarlatti d’Alexandre Tharaud, dont un des points communs est de jouer sans complexe la carte d’un grand piano ne cherchant surtout pas à imiter le clavecin pour lequel les œuvres ont été pensées. S’ils n’ont pas rencontré un franc succès ce côté-ci du Rhin, les enregistrements récents de Riccardo Chailly pour Decca regroupant les Brandebourgeois, la Passion selon Saint Matthieu, l’Oratorio de Noël, auxquels sont venus s’ajouter, il y a quelques jours, des concertos « pour piano » de Bach, tous réalisés à la tête de l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig, auraient été assez impensables il y a encore 15 ans, comme l’aurait été le tout récent album Pergolèse d’Anna Netrebko et Antonio Pappano, qui nous ramène, en nettement moins bien, à l’époque de la mythique version d’Ettore Gracis (1972).
Bien sûr, des raisons d’espérer existent aussi, qu’il s’agisse du formidable travail mené par nombre d’ensembles salués, entre autres, sur Passée des arts, ou des festivals qui, même s’ils ne concernent, hélas, qu’un nombre restreint de privilégiés, continuent à faire le plein. Dans un contexte économique tendu qui voit les subventions se réduire parfois drastiquement, il n’en demeure pas moins que la crise du disque, support étroitement associé au succès de la musique ancienne, et la réduction de la visibilité radiophonique de cette dernière lui portent deux coups assez rudes, dont ceux qui remâchent de vieilles rancœurs envers ces trublions « baroqueux » auxquels ils ne pardonnent pas d’avoir bousculé un ordre du monde espéré immuable et ne rêvent que de leur faire payer leur outrecuidance, ne manquent certainement pas de se réjouir.
J’invite les lecteurs qui souhaiteraient que France Musique conserve une émission dédiée aux musiques anciennes à prendre contact avec la station en suivant ce lien.
Accompagnement musical :
Luigi Cherubini (1760-1842), Marche funèbre (1797, refondue en 1820)
Das Neue Orchester
Christoph Spering, direction