Vingt-six ans séparent les procès des deux criminels nazis. Entièrement filmés l’un et l’autre, ils correspondent à deux visions très différentes du témoignage. Explications de l’historienne Sylvie Lindeperg, qui organise du 7 au 9 juin à Paris, un colloque à ce sujet.
Alors que paraît chez ARTE Editions un précieux coffret de six DVD composés à partir et autour du procès de Klaus Barbie, (1) les historiennes Sylvie Lindeperg et Annette Wieviorka organisent à Paris, du 7 au 9 juin, un colloque international sur celui d’Adolf Eichmann. (2)
L’occasion, pour Sylvie Lindeperg, de comparer les modes de représentation cinématographiques de ces deux événements qui, à vingt-six ans d’écart, ont modifié substantiellement notre rapport au génocide.
Procès Eichmann, Jérusalem 1961
« L’initiative de filmer le procès Eichmann revient au producteur américain Milton Fruchtman, explique Sylvie Lindeperg.
Ayant appris l’arrestation du criminel nazi, celui-ci quitte aussitôt New-York et s’envole pour Jérusalem, avec l’idée d’obtenir les images du procès pour un documentaire sur le nazisme qu’il compte entreprendre. Une fois sur place, il apprend que personne n’a prévu de tourner à l’intérieur du tribunal.
Pour le Premier ministre David Ben Gourio, la violence des éclairages de cinéma risque de perturber les audiences. Fruchtman propose alors de travailler en vidéo, avec les nouvelles caméras Marconi, d’une grande sensibilité, qu’il s’engage d’ailleurs à camoufler. La décision est prise de filmer le procès dans son intégralité, et d’en confier la réalisation au documentariste américain Leo Hurwitz.
Excellent cinéaste et excellent monteur, celui-ci a travaillé pour la télévision. Il connaît les techniques du direct, qu’il enseigne à ses opérateurs, issus du cinéma israélien — le pays n’a pas encore de chaînes de télé. Relié par câbles aux quatre caméras installées dans la salle d’audience, Hurwitz effectue le montage en direct.
Des six heures d’audience filmées quotidiennement, une heure est retenue et envoyée à New-York et à Londres, qui la transmettent respectivement aux grands networks américains et à l’ensemble de l’Europe. Les images du procès auront un retentissement considérable – notamment aux Etats-Unis et en Allemagne.
La grande particularité du filmage du procès Eichmann consiste dans la liberté accordée à Leo Hurwitz. On lui a bien demandé que ses caméras soient dissimulées et silencieuses, mais il a pu filmer les protagonistes comme il le souhaitait, en utilisant différentes valeurs de plan et en usant du montage pour construire des jeux de regards, produire des effets de sens…
Bref, en construisant sa propre mise en scène. Rien à voir avec les filmages des procès de Nuremberg, seize ans plus tôt, ni avec celui du procès Barbie, vingt-six ans plus tard, ni encore avec ceux qui se tiennent aujourd’hui devant le Tribunal Pénal International.
Les cahiers des charges sont désormais très stricts ; ils visent à éviter les effets de dramatisation, prohibent les gros plans, limitent les plans de coupe… Autant de contraintes qu’Hurwitz n’a pas connues. »
Procès Barbie, Lyon 1987
« Les enjeux du filmage et la liberté du « cinéaste », sur le procès Barbie diffèrent considérablement de ce qu’a connu Leo Hurwitz. Il ne s’agit plus de travailler pour la télévision, mais de constituer des archives.
On est, pour ainsi dire, dans une sorte d’anti-spectacle. Un cahier des charges est fixé, qui donnera lieu à quelques dérogations lors des procès Touvier (en 1994) et Papon (en 1997).
Il faut éviter les effets de dramatisation, filmer le plus systématiquement possible la personne qui parle et éviter les plans d’écoute, proscrire les gros plans, ne pas effectuer des zooms rapides qui iraient dans le sens de l’émotion, et ne pas diriger la caméra vers le public.
Et puis l’institution judiciaire est présente en régie. Des magistrats s’y relaient et exercent un contrôle sur les images filmées. On est aux antipodes du filmage du procès Eichmann. Il s’agit d’être le plus neutre possible, le plus objectif. Sauf que l’objectivité n’existe pas…
Un procès filmé est le film du procès, non le procès lui-même. Il propose un regard sur le procès, non le pur enregistrement de ce qui s’y est passé.
Ne serait-ce que parce que les caméras fragmentent l’espace, isolent les protagonistes et désamorcent le principe de coprésence, qui constitue la règle même de tout procès. Dès lors, mieux vaut peut-être recourir à la subjectivité d’un excellent cinéaste — ce qu’était Leo Hurwitz —, plutôt que de chercher à atteindre une objectivité inaccessible.
Sans doute est-il possible de combiner la logique de l’archive et la liberté accordée à un cinéaste de nous livrer sa lecture du procès. L’un n’empêche pas l’autre. »
(2) Le procès Eichmann – Réceptions, médiations, postérités se déroulera les 7, 8 et 9 juin à l’auditorium de l’INHA (Institut National d’Histoire de l’Art), 2 rue Vivienne à Paris. Entrée libre. Renseignements ici.
François Ekchajzer pour TELERAMA