Que dire de cette Biennale ? Qu’en dire au-delà des amis revus ici ou là, des verres tard le soir, de la chaleur, de la fatigue, des péripéties du voyage en train de nuit ? Peu de choses, hélas. Ce n’est pas un grand cru et je suis allé de déception en déception, avec, ici ou là, quelques bonnes expositions. Peut-être mon humeur a-t-elle été d’emblée conditionnée par ma première visite, celle de l’Arsenal, avec le catastrophique pavillon italien, comme une brocante ou Art Bastille, sans aucun respect pour les œuvres, quasiment toutes aussi médiocres les unes que les autres et accrochées à touche-touche sur des cimaises ivres. Seul, sur la mezzanine, le Musée de la Mafia (le commissaire, Vittorio Sgarbi, est par ailleurs maire d’une petite ville sicilienne) offrait au moins quelques images fortes (les unes des journaux annonçant meurtres et arrestations) : à la fin du labyrinthe, une jeune et belle violoniste jouait mélancoliquement dans la lumière noire.
A coté, le pavillon chinois, où il était de bon ton d’arborer un de ces sacs qu’on distribue partout, celui-ci rouge vif marqué ‘Free Ai Weiwei’, était un univers aquatique où la vapeur d’eau giclait de tous côtés, pelouse et vielles citernes à mazout encore odorantes (Yuan Gong, Empty Incense) ; dans un tunnel, un texte fondait comme de la glace, les lettres se dissolvaient et tombaient au sol (Pan Gongkai). Spectaculaire et superficiel (surtout quand on vous remet lors de votre passage un livre de 68 pages sur les interprétations philosophiques de l’art de ce dernier artiste, de Socrate à Foucault en passant par Thoreau).
Parmi les autres pavillons nationaux présents à l’Arsenal, la palme du sac le plus laid revenait aux Emirats Arabes Unis, celle du show le plus confus à l’Amérique Latine, celle de la plomberie la plus écologico-bienpensante à la Turquie ; seul le Chili tirait un peu son épingle du jeu dans ce groupe avec une exposition métaphorique sur le grand sud de Fernando Prats, commençant avec la belle phrase ci-contre d'Ernest Shackleton à l’entrée (et qui fut aussi installée in situ dans deux îles subpolaires) et montrant son travail d’empreintes post-catastrophe, traces de trauma et de désastre. Cette annonce de Shackleton aurait pu (dû ?) servir à sélectionner les artistes présents ici.
Errant dans les jardins de l’Arsenal, ne soyons pas cruel et ne disons rien du Pavillon Gepetto de Loris Gréaud (où le vide s’habille désormais d’un contrat juridique), mais allons plutôt assister à la performance de Gelitin, et voir la belle vidéo sicilienne de Marinella Senatore (Nui Simu). Au sein de la Corderie elle-même, les deux pièces les plus extraordinaires présentées ici n’étaient hélas pas des nouveautés pour moi : The Clock de Christian Marclay et The Ganzfeld Piece de James Turrell, toutes deux époustouflantes, différentes mais jouant l’une et l’autre sur l’émerveillement, sur l’englobement du spectateur dans la pièce. Allez absolument les voir, quelle que soit la queue.
Si, arpentant la Corderie, j’ai aimé les photographies de dossiers poussiéreux de Dayanita Singh (File rooms), oppressantes et mémorielles, les images incertaines de la camphonevidéo de Mohamed Bourouissa, poker indécis, la chambre anéchoïque noire, bourdonnante, terrifiante de Haroon Mirza, perte de repères, la reproduction en cire par Urs Fischer du rapt des Sabines de Jean de Bologne, bougie géante historique et éphémère (en haut), et la salle aux microfilms d’Elisabetta Benassi où les dos des photos de presse apparaissent selon un programme aléatoire, comme le signe d’une histoire impuissante et inatteignable, je me suis aussi demandé ce que faisaient là des artistes bien secondaires comme Jean-Luc Mylaine ou Anya Titova, et j’ai trouvé Roman Ondak, si brillant il y a deux ans, bien décevant ici avec un mauvais pastiche déjà-vu de Dan Graham.
En fait, mon seul émerveillement dans tout cet interminable Arsenal, à part Marclay et Turrell, est venu d’un petit film, très propre, très lisse, presque hollywoodien dans sa facture, aux tonalités grises, nocturnes, graves : Nacht und Nebel, Nuit et Brouillard, est un titre familier aux hommes et femmes de ma génération qui, chaque année, au lycée, voyaient, émus jusqu’aux larmes, ce film si digne d’Alain Resnais (aujourd’hui détrôné par les plus tonitruants Shoah ou Holocaust). Le titre est repris ici par le vidéaste israélien Dani Gal qui met en scène un épisode top secret de l’histoire d’Israël, la crémation du corps d’Adolf Eichmann après son exécution et la dispersion de ses cendres en mer au-delà des eaux territoriales du pays (comme Ben Laden). C’est un film presque muet, d’une densité quasi insoutenable. Au milieu des uniformes kaki des militaires israéliens, le costume noir du prêtre à tête d’oiseau (le révérend William Hull, joué par John Fulton) détonne, accompagnant le cortège funèbre (les cendres sont dans un vulgaire pot à lait en aluminium), récitant les derniers rites au moment où le général jette les cendres dans la mer (la première photo montre prêtre et général éclairés par le rougeoiement des feux finissants du crématoire). Au retour, à l’aube, le bateau militaire croise deux pécheurs palestiniens qui remontent leur filet, figures anhistoriques qui les regardent passer, craintifs et inquiets : une nouvelle histoire commence, une page se tourne, il est temps de relire Hannah Arendt.
Demain, les jardins (et d’autres artistes israéliens…)
Photos de l'auteur. Loris Gréaud étant représenté par l'ADAGP, la photo de son 'oeuvre' sera ôtée du blog à la fin de la Biennale.